samedi 4 juillet 2015

Une note de lecture de Gilles Bounoure sur Gaslan Tschinag






Gaslan Tschinag, Ciel bleu. Une enfance dans le Haut-Altaï, éditions Métaillé, 2015, 160 pages, 9 euros.

Gilles Bounoure



« “Je vais devenir un excellent éleveur, et toi un excellent chien !” ai-je dit le lendemain à Arsylang quand nous sommes retournés au pâturage. Et j’ai ajouté : “Bah, qu’est-ce qu’on peut faire ? C’est le cours des choses !” Les gens de l’Altaï connaissaient cette expression qui allait devenir une litanie des temps de la démocratie populaire. Elle remontait sûrement à une époque plus ancienne. À celle des esclaves peut-être, ou même à l’âge de pierre. Bien des choses ne sont plus, mais certaines demeurent. »


Célèbre outre-Rhin où il a publié une vingtaine de récits, cet auteur mongol écrivant directement en allemand mériterait d’être mieux connu des lecteurs français, qui disposent déjà d’une dizaine de traductions. Né en 1944 à Oulan Bator, il a été le témoin, mi victime mi bénéficiaire, de la lente mise aux normes staliniennes de la Mongolie, l’un des pays les moins densément peuplés de la planète, et l’un des plus froids. Fils d’éleveurs touva qui l’ont habitué dès son plus jeune âge à prendre soin des troupeaux en dépit de la rigueur du climat – le « ciel bleu » du titre vient souvent d’anticyclones abaissant les températures jusqu’à -40 °C –, il devine qu’il devra quitter les steppes et la yourte familiale pour aller à l’école et à la ville, comme sa sœur et son frère aînés, par l’effet des mêmes règlements contraignant ses parents à livrer à l’État leurs quotas de laine et de dépouilles de loups ou de renards. Tel est le cadre de ce début d’autobiographie, le premier livre de G. Tschninag, publié en Allemagne en 1994, traduit en français deux ans plus tard, et opportunément réédité en format de poche cette année, ce volume constituant la meilleure introduction qui soit à ses œuvres plus récentes, tel Chaman (2010, traduction française 2012).

L’enfant, le narrateur, se concentre sur ce qui lui advient au jour le jour sur les pentes de l’Altaï. Il ne sait pas encore que ses études le mèneront en RDA, et qu’une fois revenu au pays avec ses diplômes pris à Leipzig, il aura à endurer les tracasseries réservées par les autorités néostaliniennes aux esprits rétifs comme le sien : interdit d’enseignement à partir de 1976, il sera réintégré une dizaine d’années plus tard mais contraint d’exercer un emploi éreintant, dont l’écriture et la publication de ses récits et poèmes le sauveront heureusement. Se partageant aujourd’hui entre l’Europe et la Mongolie, il y a créé une fondation qui plante des arbres, procure des habitations aux déracinés démunis, et tente d’établir des ponts entre la modernité et des traditions de plus en plus menacées de disparition, les adeptes du vieux chamanisme discrètement évoqué dans Ciel bleu ne formant plus qu’un vingtième de la population[1]. On en pressent déjà le déclin dans ce récit dont l’un des aspects les plus attachants est le regard aigu que l’enfant porte au monde qui l’entoure, stable ou mouvant.

On y voit aussi naître l’insoumission. À l’issue d’événements dramatiques que le lecteur découvrira par lui-même, le narrateur termine par ces mots : « Pourquoi étais-je ainsi ? Pourquoi les choses étaient-elles ainsi ? Pourquoi, i-hi-iiij, pourquoi ? L’esprit de révolte qui s’était éveillé en moi jetait des flammes. Je ne voulais pour rien au monde abandonner la lutte. Je devais à tout prix la poursuivre jusqu’au bout. Quoi qu’il arrive ! Ma gorge dût-elle se briser et le fil de ma vie se rompre ! Dussé-je trépasser, moi l’infortuné, et être dévoré par les vers noirs ! Ce jeu déloyal dût-il enfin s’achever, je vous en prie ! Et j’ai continué à hurler et à me rebeller… »

Gilles Bounoure




[1] Sur la vogue actuelle du « néo-chamanisme », y compris dans ses aspects idéologiques et « néo-libéraux » surtout sensibles à Oulan Bator où vit plus du tiers des habitants du pays, voir Laetitia Merli, De l'ombre à la lumière, de l'individu à la nation. Ethnographie du renouveau chamanique en Mongolie postcommuniste, Paris, École pratique des hautes études, 2010.