Gaslan Tschinag, Ciel
bleu. Une enfance dans le Haut-Altaï, éditions Métaillé, 2015, 160 pages, 9
euros.
Gilles Bounoure
Gilles Bounoure
« “Je vais devenir un excellent éleveur, et toi un
excellent chien !” ai-je dit le
lendemain à Arsylang quand nous sommes retournés au pâturage. Et j’ai
ajouté : “Bah, qu’est-ce qu’on peut faire ? C’est le cours des
choses !” Les gens de l’Altaï
connaissaient cette expression qui allait devenir une litanie des temps de la
démocratie populaire. Elle remontait sûrement à une époque plus ancienne. À
celle des esclaves peut-être, ou même à l’âge de pierre. Bien des choses ne
sont plus, mais certaines demeurent. »
Célèbre outre-Rhin où il a publié une vingtaine de récits,
cet auteur mongol écrivant directement en allemand mériterait d’être mieux
connu des lecteurs français, qui disposent déjà d’une dizaine de traductions.
Né en 1944 à Oulan Bator, il a été le témoin, mi victime mi bénéficiaire, de la
lente mise aux normes staliniennes de la Mongolie, l’un des pays les moins
densément peuplés de la planète, et l’un des plus froids. Fils d’éleveurs touva
qui l’ont habitué dès son plus jeune âge à prendre soin des troupeaux en dépit
de la rigueur du climat – le « ciel bleu » du titre vient souvent d’anticyclones
abaissant les températures jusqu’à -40 °C –, il devine qu’il devra quitter les
steppes et la yourte familiale pour aller à l’école et à la ville, comme sa
sœur et son frère aînés, par l’effet des mêmes règlements contraignant ses
parents à livrer à l’État leurs quotas de laine et de dépouilles de loups ou de
renards. Tel est le cadre de ce début d’autobiographie, le premier livre de G.
Tschninag, publié en Allemagne en 1994, traduit en français deux ans plus tard,
et opportunément réédité en format de poche cette année, ce volume constituant la
meilleure introduction qui soit à ses œuvres plus récentes, tel Chaman (2010, traduction française 2012).
L’enfant, le narrateur, se concentre sur ce qui lui advient
au jour le jour sur les pentes de l’Altaï. Il ne sait pas encore que ses études
le mèneront en RDA, et qu’une fois revenu au pays avec ses diplômes pris à
Leipzig, il aura à endurer les tracasseries réservées par les autorités
néostaliniennes aux esprits rétifs comme le sien : interdit d’enseignement
à partir de 1976, il sera réintégré une dizaine d’années plus tard mais
contraint d’exercer un emploi éreintant, dont l’écriture et la publication de
ses récits et poèmes le sauveront heureusement. Se partageant aujourd’hui entre
l’Europe et la Mongolie, il y a créé une fondation qui plante des arbres,
procure des habitations aux déracinés démunis, et tente d’établir des ponts
entre la modernité et des traditions de plus en plus menacées de disparition, les
adeptes du vieux chamanisme discrètement évoqué dans Ciel bleu ne formant plus qu’un vingtième de la population[1].
On en pressent déjà le déclin dans ce récit dont l’un des aspects les plus
attachants est le regard aigu que l’enfant porte au monde qui l’entoure, stable
ou mouvant.
On y voit aussi naître l’insoumission. À l’issue
d’événements dramatiques que le lecteur découvrira par lui-même, le narrateur termine
par ces mots : « Pourquoi
étais-je ainsi ? Pourquoi les choses étaient-elles ainsi ? Pourquoi,
i-hi-iiij, pourquoi ? L’esprit de révolte qui s’était éveillé en moi
jetait des flammes. Je ne voulais pour rien au monde abandonner la lutte. Je
devais à tout prix la poursuivre jusqu’au bout. Quoi qu’il arrive ! Ma
gorge dût-elle se briser et le fil de ma vie se rompre ! Dussé-je
trépasser, moi l’infortuné, et être dévoré par les vers noirs ! Ce jeu
déloyal dût-il enfin s’achever, je vous en prie ! Et j’ai continué à
hurler et à me rebeller… »
Gilles Bounoure
[1] Sur la vogue actuelle du « néo-chamanisme »,
y compris dans ses aspects idéologiques et « néo-libéraux » surtout
sensibles à Oulan Bator où vit plus du tiers des habitants du pays, voir Laetitia Merli,
De l'ombre à la lumière, de l'individu à la nation.
Ethnographie du renouveau chamanique en Mongolie postcommuniste, Paris, École pratique des hautes études, 2010.