Le Baudelaire « irréductible »
d’un « homme raisonnable »
Gilles Bounoure
Gilles Bounoure
Antoine Compagnon, professeur
au Collège de France (après Yale et Berkeley), a tiré des leçons qu’il a
délivrées en ce lieu au début de l’année 2012 un livre édité en octobre 2014 (Baudelaire l’irréductible, Flammarion,
340 pages, 20 reproductions hors texte), moment opportun pour que les libraires
puissent le recommander comme cadeau de Noël à offrir à la nièce ou au
beau-frère réputés plus lecteurs qu’amateurs de gadgets. « Ils m’ont dit : “Excellent, sérieux et bien
écrit !”, tu verras ! »
Telles furent les circonstances « festives » – il en est de
meilleures, il en est de pires – dans lesquelles fut d’abord feuilleté ce
volume qu’on n’aurait sans doute jamais ouvert autrement. Il fallut le scruter
de plus près une fois aperçue la conclusion du premier chapitre (p. 40) sur la « moralité antimoderne » et « antiégalitaire » du
poète : « On est loin du
Baudelaire conspirateur révolutionnaire de Benjamin et surtout de ses
disciples ».
Ainsi qu’on lit quelques
pages auparavant, « l’un des textes
qui ont été les plus commentés de toute la littérature française durant les
années récentes, et dans le monde entier, est le poème en prose Assommons
les pauvres !, à cause (sic) de la lecture qu’en a faite Walter Benjamin,
de l’énorme réputation acquise par ce critique, et de la politisation des
études littéraires et des études baudelairiennes en particulier. » Ce
poème est « devenu l’un des textes
phares de la littérature française parce que l’interprétation politique de la
littérature a prévalu depuis le crépuscule du formalisme. » De la
sorte s’est formée « la nouvelle
grille de lecture obligée de Baudelaire à partir des années 1970 en Allemagne,
faisant de lui un conspirateur socialiste et un poète fouriériste », puisque
« l’interprétation benjaminienne de
Baudelaire cherche à le récupérer (sic) du
côté de l’avant-garde politique, c’est-à-dire révolutionnaire, contre ceux qui
insistent sur sa pensée réactionnaire, influencée par la lecture de Joseph de
Maistre. »
Plus généralement, soutient
l’auteur, « les lectures politiques
de Baudelaire » appelleraient un surcroît de « vigilance » parce qu’elles relèveraient de la « supercherie »[1].
Voilà le domaine dans lequel le poète (plus encore que son œuvre) serait « irréductible », selon le
qualificatif emprunté par A. Compagnon à l’intitulé d’un cours sur Baudelaire
professé par Georges Blin en 1968-1969 au Collège de France. Blin devait
lui-même le mot à une formule de Michel Leiris qu’avait déjà recueillie W.
Benjamin, la commentant en ces termes dans Zentralpark :
« Remarque de Leiris : Les
Fleurs du Mal seraient le livre de poésie
le plus irréductible – on peut probablement comprendre cela en songeant que
l’expérience qui la fonde est rien moins que dépassée. »
Rien dans les écrits de
Leiris n’éclaire ce qu’il entendait par là, tandis qu’on a maintes fois montré
ce qui reliait les travaux de Benjamin sur Baudelaire à ses Thèses sur la philosophie de l’histoire
conçues dans leur prolongement immédiat. Le nom du premier y manque mais on le
devine en filigrane dans la douzième thèse, à travers la mention de Blanqui et
de la haine ou de l’esprit de vengeance à ressusciter. Quant à Blin, il
convient de rappeler qu’il s’était insurgé dès 1939 (Baudelaire, Gallimard) contre les tentatives de captation
religieuse et de « réduction » (presque au sens jésuitique du terme)
de l’œuvre du poète, toujours en cours dans les années 1960 sinon même
aujourd’hui, sous prétexte de « poésie
pure » ou d’« expérience
mystique ».
Un mot sur deux
Il serait fastidieux et de
peu d’utilité de reproduire les passages montrant qu’A. Compagnon n’a pas lu
correctement ou n’a pas voulu comprendre ce qu’écrivirent Blin (à peine
mentionné, jamais discuté), Benjamin, voire Baudelaire lui-même. Pour le
deuxième, il n’a pas eu la curiosité (ou le sérieux) de l’étudier dans la
nouvelle édition procurée par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle (La Fabrique,
2013), s’en tenant à celle, très éclairante mais désormais incomplète, de Jean
Lacoste, dont il tire des interprétations spécieuses. Quant au dernier, un seul exemple suffira. L’un des
arguments principaux d’A. Compagnon (p. 31 et suivantes) est une lettre bien
connue du poète expliquant son refus de voter après le « Dix-huit brumaire » de « Napoléon le petit » : « Vous ne m’avez pas vu au vote ; c’est un parti pris chez moi.
Le 2 Décembre m’a physiquement dépolitiqué. »
A. Compagnon d’ajouter
aussitôt : « Les lecteurs
politiques de Baudelaire refusent de prendre à la lettre cette profession de
dépolitisation ou de “dépolitiquisation”. » Et voilà le lecteur en
chef de l’Université de ce pays, administrant des leçons de « littérature
française » Urbi et Orbi et
dénonçant sans trop de précision les interprétations de « Benjamin et surtout de ses disciples », surpris
lui-même à refuser de « prendre à la
lettre » ce qu’écrit Baudelaire avec son adverbe « physiquement ». Terme rappelant qu’il ne rejetait en
rien ses orientations politiques antérieures pour ce qu’elles avaient de « moral », lui faisant écrire
en juin 1848, quand les « républicains socialistes » faisaient tirer
sur les ouvriers, que « l’insurrection est socialiste », ou que le
gouvernement qui croyait avoir « avoir tout fait parce qu’il a proclamé
la république » avait oublié l’essentiel, « la distribution du travail et la répartition des propriétés ».
Parmi maintes autres études non
citées par A. Compagnon, l’excellent travail de Gretchen van Slyke (« Dans
l’intertexte de Baudelaire et de Proudhon : pourquoi faut-il assommer les
pauvres ? », Romantisme, 1984,
n° 45, pp. 57-77) avait déjà fait le tour de la question : « Il faut […] s’entendre lorsqu’on parle de la “dépolitisation” de
Baudelaire. Dans une lettre de 1859 à Nadar dans laquelle il défend, malgré quelques
réserves, la tentative d’assassinat de Napoléon iii
par le révolutionnaire italien Orsini, Baudelaire revient sur son découragement
antérieur pour dire : “Je me suis vingt fois persuadé que
je ne m’intéressais plus à la politique, et à chaque question grave, je suis
repris de curiosité et de passion” (Corr., I,
578). L’étude de la correspondance du poète dans les années 1864-66, ainsi que
le texte de Pauvre Belgique, composé
dans la même période, révèlent une recrudescence d’intérêt à l’égard de Proudhon. »
On l’y voit lire les premiers volumes d’Œuvres
posthumes parus dès après la mort de Proudhon (également lecteur de Joseph
de Maistre, soit dit en passant), faire l’éloge de son programme économique,
revenir avec émotion sur « les
enthousiasmes et les drôleries de Février » 1848, décrire à
Sainte-Beuve (30 mars 1865) ses relations avec Poulet-Malassis comme « un bon diagnostic de
révolution », etc.
Un lecteur en chef ne lisant
ou ne comprenant qu’un mot sur deux tout en délivrant ex cathedra ses « leçons » de lecture, cela fait un peu
penser à la définition par Coluche du « demi-flic :
un gars qui ne sait ni lire… » A. Compagnon n’est évidemment ni flic
ni illettré et l’éminente position qu’il occupe correspond sans doute à un
nombre exceptionnel de capacités supérieures. Celles qu’il déploie ici semblent
surtout commerciales et idéologiques, définissant au passage à l’attention du
grand public, par l’intermédiaire des éditeurs et grands médias, un modèle
intellectuel et politique particulièrement discutable dans les circonstances
actuelles.
Plusieurs commentateurs l’ont
relevé, passé le premier chapitre du livre, la polémique contre « les lecteurs politiques de
Baudelaire » s’étiole, et c’est plutôt au poète que paraît s’en
prendre A. Compagnon, insistant sur ses « ambiguïtés »
et sa constante « duplicité »
à l’égard du journalisme, puis de la photographie et des photographes, à
nouveau encore à propos de la ville et de ses foules, et finalement des
artistes peintres ou dessinateurs auxquels il s’est intéressé, sans bien les
comprendre. Si « son attitude à
l’égard de Manet fut en ce sens exemplaire », c’est qu’il « se comporta » avec lui « de manière toujours ambiguë »,
« ne le défendit pas » quand il fut attaqué, lui emprunta « mille francs » sans jamais
le rembourser, etc. (pp. 303-310). Tels sont les détails retenus par l’auteur
pour dessiner un « dernier
Baudelaire » sans rapports ni continuité avec le premier, « équivoque » et louche, « un Baudelaire insoupçonné » !
Et qui n’aurait jamais été le poète qu’on sait.
« Qualité de la science française » pour
estivants
« Les Français ne demandent qu’à redécouvrir et
aimer leurs écrivains » (Le Point, 1er octobre 2014),
déclarait néanmoins A. Compagnon lors de
la campagne de promotion de l’ouvrage, fort de l’audience qu’il s’est constituée ces dernières années et qui mérite en
elle-même l’attention. Ses chroniques diffusées par France Inter durant l’été 2012, « Un été avec
Montaigne », ont abouti à un livre du même titre, écoulé à plus de
100 000 exemplaires entre mai et octobre 2013, notamment grâce à
l’injonction de « ne pas bronzer
idiot ». Coécrit avec huit autres auteurs, Un été avec Proust, tiré des chroniques données à France Inter au cours de l’été 2013,
aura constitué « le best-seller de
l’été » selon Le Journal du
dimanche du 31 août 2014, occupant encore la première place du « palmarès des ventes d’essais et
documents du 18 au 24 août » (L’Express,
2 septembre 2014). On peut supposer sans risque que les vingt-huit chroniques
qu’il a assurées durant ce même été sur la même antenne, « Un été avec
Baudelaire », alimenteront le nouveau « best-seller »
de la saison estivale 2015, le médiatique professeur étant à son aise pour
reprocher à Baudelaire d’avoir « vendu
deux, trois ou quatre fois les mêmes poèmes » (p. 69) – un « stellionat » que Benjamin
mettait quant à lui au compte de l’époque, moins attentive à la « production originale » que
les temps qui suivirent.
L’autoportrait est
encore plus explicite dans l’image qu’a souhaité diffuser A. Compagnon d’un
Baudelaire « moderne
antimoderne ». Il l’écrivait déjà dans Les
antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes
(Gallimard, 2005) que ce livre
prolonge, « il y a
chez les antimodernes une fêlure et une indiscipline inaliénable qui en font le
contraire des centristes, car la droite les pense de gauche, et la gauche de
droite. Hors place, ils perdent sur les deux tableaux, avant de transformer
leur échec en gain ». Chez Montaigne, l’intéressait particulièrement
le « politique », trop
proche des hérétiques aux yeux des catholiques, et des papistes selon les
protestants. Il confiait plus tard à Libération
(3 septembre 2013) : « Les gens de droite pensent que je
suis de gauche, et ceux de gauche que je suis de droite », avant
d’assurer qu’il appliquait ce précepte d’Albert Thibaudet : « à 45 ans, un homme raisonnable
devrait avoir voté pour tous les partis », à
l’exception « des extrêmes », ainsi qu’il demandait au
journaliste de spécifier.
Cette
référence-révérence au plus en vue des critiques français de
l’entre-deux-guerres, Thibaudet, est aussi l’expression, qui se veut
« communicante » et communicative, d’une nostalgie plus ou moins
affectée pour la iiie
République finissante, ses élites et ses distributions des prix, avec discours
de « grands hommes » calibre Paul Valéry. De ce dernier, A. Compagnon
a repris diverses formules, mais surtout celle dont il qualifiait les Fleurs du
Mal, l’étendant au mépris des évidences à l’ensemble de l’œuvre du « dernier Baudelaire » : « La politique n’y paraît point »,
titre qui aurait mieux convenu à son volume si peu utile. Dès lors qu’on se
refuse à voir les faits ou les textes et qu’on dispose de l’auctoritas, de la potestas et de la clientèle voulues pour soutenir n’importe quelle
énormité, il est aisé de publier que « les
lectures politiques de Baudelaire » relèvent de la « supercherie ».
Avec la même posture de « moderne antimoderne »,
délibérément anachronique et provocatrice, A. Compagnon s’est fait récemment
valoir auprès de la « grande presse » par des déclarations à
l’emporte-pièce l’asseyant parmi les « penseurs communicants » de
premier plan. À cette question passablement biaisée du Figaro :
« Pourquoi le métier d’enseignant est-il déconsidéré en France, comme
dans la plupart des pays européens ? », il répondait, le 8 janvier
2014 : « Cette déconsidération est liée au
déclassement social des professeurs, lui-même lié à la massification de
l’enseignement. […] Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, un professeur était un
notable dans sa préfecture, l’instituteur était un notable au même titre que le
maire ou le médecin du village. Les métiers de l’enseignement étaient des
métiers de promotion sociale. Ils ont cessé de jouer ce rôle. »
Surtout, « la
féminisation massive de ce métier a achevé de le déclasser, c’est d’ailleurs ce
qui est en train de se passer pour la magistrature. C’est inéluctable. Un
métier féminin reste encore souvent un emploi d’appoint dans un couple.
L’enseignement est choisi par les femmes en raison de la souplesse de l’emploi
du temps et des nombreuses vacances qui leur permettent de bien s’occuper de
leurs enfants. » Entretenant
savamment le tollé provoqué, il ajoutait la semaine suivante dans les Inrocks, sur le même sujet : « Pour certains enfants, il serait
préférable d’avoir aussi affaire à des hommes à l’école primaire, à des figures masculines comme à
des figures féminines ». Un semestre plus tard, il relançait les controverses en assurant dans Le
Figaro (8 août 2014) que « la littérature permet de vivre mieux, mais aussi d’être plus
efficace dans son métier, quel que soit ce métier. On est un meilleur
architecte, plombier ou ouvrier si on a un peu de culture littéraire. »
Désireux de « s’engager » à son retour des
États-Unis, A. Compagnon a adhéré à l’association « Qualité de la
science française » (QSF), en est devenu président, a été élu à ce titre
au Conseil national des universités
(CNU), puis au Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche
(CNESER), a représenté cette instance au Conseil supérieur de l’éducation, et a
rejoint le Haut Conseil de l’éducation en
mars 2006, parmi les membres
nommés par le président de la République, Jacques Chirac. « La France a l’une des
dernières universités soviétiques au monde », avait-il estimé en 2003, déplorant
la place excessive de « l’esprit de
parti » et des syndicats dans l’enseignement supérieur. En 2010, il
justifiait ainsi son « engagement »
(Les Études du CFA, publication de l’ESSEC) : « Une
certaine présence publique est attendue d’un professeur dans une institution
telle que le Collège de France, où nous sommes rarement plus d’un professeur
par discipline. Cela nous impose un rôle de porte-parole, de représentant des
intérêts de la discipline, qui est peut-être encore plus lourd dans le cas
d’une chaire de littérature française. La littérature française, c’est le
français, c’est la langue, qui est au cœur de toute l’école. Je vois mal
comment je n’interviendrais pas sur ces questions. » Quant à la « déconsidération » apportée
aux « métiers de
l’enseignement », aux « intérêts
de la discipline », voire à la « qualité
de la science française », elle ne saurait évidemment venir de la si
peu « scientifique »
littérature de plage de l’éminent professeur « qui ne sait ni lire ». La « féminisation massive », « l’esprit de parti », « les
lectures politiques », voilà les vrais coupables.
[1] Dressant en 1989 un bilan
provisoire des « études sur Baudelaire », Robert Kopp, peu suspect de
gauchisme, écrivait pourtant : « Benjamin a compris Baudelaire comme le Blanqui de la poésie ou comme une
sorte d’agent secret opérant à l’intérieur de la bourgeoisie du xixe siècle et contre elle.
Il est vrai que Jean Pommier avait déjà noté ce que pouvaient avoir de
fouriériste les notions de “correspondances” et d’“analogie universelle”. Mais aucune
conséquence n’avait été tirée, pour l’ensemble de l’œuvre, de l’épisodique
socialisme de Baudelaire aux alentours de 1848, avant l’intervention de la
sociocritique allemande. On n’acceptera sans doute pas toutes les suggestions
de ces auteurs qui, loin de s’accorder entre eux, se livrent à d’ardentes
polémiques. On ne fera pas de Baudelaire un “socialiste hermétique”, ni un
révolutionnaire qui s’ignore ; on ne lira pas non plus Abel et Caïn comme une allégorie de la lutte des classes. Mais il était nécessaire
de replacer Baudelaire, sinon dans son contexte idéologique, du moins dans le
mouvement des idées de son temps et d’abandonner l’objet esthétique des Chats pour les significations possibles du Cygne. »