Actualité de Lénine
Gilles Bounoure
Gilles Bounoure
À propos de Lénine.
Une biographie, de Lars T. Lih, postface de Jean Batou, 286 pages, Les
Prairies ordinaires, 2015.
« Apporte plus de
questions que de réponses », tel est souvent le commentaire
accompagnant les avancées scientifiques de quelque importance. Ce livre a-t-il
un caractère « scientifique » ?
L’auteur a longtemps enseigné à la Duke University, a publié Bread and Authority in Russia, 1914-1921 (University of California Press, 1990), coédité les lettres de Staline à Molotov (Yale University Press, 1995), collaboré à la Cambridge History of Russia (2006), et livré une nouvelle traduction de Que faire ?, avec des interprétations saluées comme « révolutionnaires » (2008). Il se place sur le terrain de « l’histoire universitaire », dont il critique le « mauvais tournant » pris après 1945 : « Elle s’est persuadée, à tort, que la carrière de Lénine possédait une caractéristique essentielle – “l’inquiétude au sujet des ouvriers”, mêlée à un pessimisme austère, bien que pragmatique. » Or, « pour le meilleur ou pour le pire, l’impact historique du Lénine réel est incompréhensible sans le scénario qu’il a porté toute sa vie » (pp. 217-218).
L’auteur a longtemps enseigné à la Duke University, a publié Bread and Authority in Russia, 1914-1921 (University of California Press, 1990), coédité les lettres de Staline à Molotov (Yale University Press, 1995), collaboré à la Cambridge History of Russia (2006), et livré une nouvelle traduction de Que faire ?, avec des interprétations saluées comme « révolutionnaires » (2008). Il se place sur le terrain de « l’histoire universitaire », dont il critique le « mauvais tournant » pris après 1945 : « Elle s’est persuadée, à tort, que la carrière de Lénine possédait une caractéristique essentielle – “l’inquiétude au sujet des ouvriers”, mêlée à un pessimisme austère, bien que pragmatique. » Or, « pour le meilleur ou pour le pire, l’impact historique du Lénine réel est incompréhensible sans le scénario qu’il a porté toute sa vie » (pp. 217-218).
L. T. Lih en prévient d’avance (p. 16-17) : « Ma vision de Lénine n’est pas
particulièrement originale. Elle est très proche de ce qu’ont dit la plupart de
ses contemporains et une forte minorité d’universitaires de l’après-guerre.
Mais sur bien des points, elle est absolument contraire à ce qu’on peut appeler
l’interprétation standard, qui repose sur un thème principal :
l’inquiétude supposée de Lénine au sujet des ouvriers. Pessimiste quant à leurs
penchants révolutionnaires, il aurait eu tendance à renoncer à un authentique
mouvement de masse au profit d’un parti clandestin, composé d’une élite de conspirateurs
principalement issus de l’intelligentsia. […] En réalité, Lénine était animé
par un scénario imprégné d’optimisme, et même de romantisme : le
leadership de classe mobilisateur, qui s’enracinait dans la social-démocratie
européenne. […] On doit comprendre que Lénine entretenait avec ses idées un
rapport affectif fort pour être en mesure de saisir l’attachement que, sa vie
durant, il eut à son scénario héroïque ». Ces derniers mots, souvent
associés au terme de « romantisme »,
forment le leitmotiv permanent de cette biographie volontairement rapide (220
pages), avec une « bibliographie
sélective » offrant « la
défense complète » de « l’interprétation »
de l’auteur.
L’image d’un Lénine « romantique »
n’est ni nouvelle ni dénuée de consistance. Par exemple, dans Héritage de ce temps (1935 et 1962,
traduction de Jean Lacoste, 1978, p. 61), Ernst Bloch louait Lénine d’avoir « désavoué clairement le rationalisme
étroit du marxisme vulgaire. Ce rationalisme est abstraction, il lui manque
d’être une totalité et de contenir l’irrationnel parvenu à maturité ».
Plus récemment, dans la Discordance des
temps (1995), Daniel Bensaïd évoquait Bloch et Benjamin en relation avec « le rêve vers l’avant » de
Lénine, citant ces phrases de Que
Faire ? également reproduites dans la préface du Principe Espérance : « Il ne se trouve dans notre
mouvement que trop peu de rêves de ce genre. La faute en incombe principalement
à ceux qui se targuent d’être ô combien lucides, ô combien proches du
concret ; tels sont en effet les représentants de la critique légale et de
la politique d’arrière-garde non légale ».
L. T. Lih a parfaitement raison de citer les nombreux passages où Lénine évoque
ce rêve, tel ce développement désignant en 1906 « la grande époque où les rêves de liberté des meilleurs hommes de
Russie se transforment en une pratique, celle des masses populaires
elles-mêmes, et non de héros isolés », allusion transparente à son
frère Alexandre, pendu en 1887 pour complot contre le tsar.
Nul ne doute de l’influence décisive qu’eut sur l’engagement
révolutionnaire de Lénine l’exécution de ce frère aîné qu’il avait jalousé dans
son enfance et ne cessa d’admirer le reste de sa vie. Selon une légende ayant
pour source une de ses sœurs trop jeune pour recueillir un tel propos, il
aurait juré dès 1887 de poursuivre son combat « par une autre voie », anecdote dont L. T. Lih conteste
l’authenticité tout en la plaçant au centre de sa démonstration. Dans sa Jeunesse de Lénine (1930, 1936 en
français), Trotsky avait fait justice de ce trait hagiographique et de maints
autres, et s’était au contraire attaché à montrer combien le passage du jeune
Oulianov aux idées révolutionnaires, au marxisme et à la social-démocratie
avait été lent, réfléchi et studieux, l’étude du premier livre du Capital ayant eu alors sans doute moins
d’importance que la lecture de Nos
différends de Plékhanov (1885), texte préfigurant la déclaration
prophétique qu’il ferait quatre ans plus tard, devant le congrès constitutif de
la iie
Internationale : « La révolution
russe ne pourra vaincre qu’en tant que révolution ouvrière, il n’y a pas
d’autre issue et il ne peut y en avoir ». Dans le portrait
biographique qu’il lut publiquement en 1918 avec l’aval de son modèle (Lénine, Librairie de L’Humanité, 1924),
Zinoviev y insistait : « Lénine,
à la suite de feu Plékhanov (et il faut dire ici qu’il apprit beaucoup de
Plékhanov) », etc.
Ni cette évocation autorisée due à Zinoviev, ni le rôle
formateur des écrits de Plékhanov – ni même l’essai précité de Trotsky,
tellement remarquable – n’entrent dans le tableau que dresse L. T. Lih des
premières années révolutionnaires de Lénine au cours desquelles se seraient
constitués son « scénario
héroïque » et le « schéma
récurrent » de ses réflexions, et il en va souvent de même dans la
suite de ce récit. Le biographe
souhaitait aller vite, craignant que « les
digressions » qu’aurait exigées « une
démonstration exhaustive » de sa thèse ne nuisent « à l’objectif visé par [son] livre. » Ce pourrait être
le défaut principal de l’ouvrage, qui « apporte
plus de questions que de réponses », sans « avancée significative », ni même de « réfutation […] complète des positions
dominantes », dont il ne discute ni les sous-entendus ni les
arrière-pensées. Cette absence de discussion marque ce qui sépare L. T. Lih de
son sujet. Dans Ma Vie, Trotsky
rapporte que Lénine, à l’époque de Que
faire ?, fut convié à traiter de la question agraire devant des
étudiants parisiens par des « professeurs
libéraux [qui] invitèrent l’incommode conférencier à s’abstenir autant que
possible de polémique. Mais Lénine refusa d’accepter aucune condition et
commença sa première leçon en disant que le marxisme était une théorie
révolutionnaire qui, par conséquent, comportait nécessairement de la
polémique. »
Dans quel but s’intéresser à Lénine aujourd’hui, alors que
la plupart de ses statues ont été déboulonnées et que les rangs des
« léninistes » ne cessent de s’éclaircir ? Aux yeux de L. T.
Lih, il s’agit essentiellement d’une question historique : « En somme, le scénario héroïque de
Lénine était loin d’être réaliste. Mais la confiance aveugle qu’il avait placée
en lui était peut-être une illusion nécessaire, qui lui permit de faire face à
une situation agitée, marquée par l’effondrement politique et économique. […]
On peut considérer Lénine comme une sorte de Noé, qui construit
imperturbablement son arche malgré la montée des eaux. Mais son arche a pris
l’eau parce qu’elle était faite de postulats infondés, le voyage a causé
beaucoup plus de souffrances que prévu, et l’arche a échoué bien loin de la
destination prévue par son bâtisseur. Néanmoins, elle a réussi à braver la
tempête » (p. 222). Conclusion qui mériterait maintes remarques
critiques si cette « question historique » – qui est celle de la
« contre-révolution dans la révolution », plus que celle des « postulats infondés » et de
l’outrecuidance supposée de Lénine –, ne se trouvait jugée de longue date, et
si elle gardait quelque rapport avec l’actualité.
Ce rapport, Jean Batou s’est attaché à le dégager dans sa
postface, « Lénine au xxie
siècle », insistant sur l’utilité présente de « réévaluer l’œuvre de Lénine » en la dégageant du « léninisme » qui a provoqué
son discrédit. Si « Lénine
appartient au refoulé de la gauche française » du fait du poids ancien
du stalinisme (et de ses séquelles plus récentes, ajoutera-t-on), de « la profonde défaite idéologique de
[cette] gauche […] depuis les années
1980 », et du « rétrécissement
de la culture historique de ses intellectuels, […] il n’en va pas de même dans
les pays anglo-saxons », la position marginale des partis se réclamant
du marxisme y laissant quelque latitude aux « cercles
militants » et aux « milieux
académiques de gauche » pour s’intéresser à l’histoire
révolutionnaire, celle de la Russie soviétique et de Lénine en particulier –
ainsi que l’a fait L. T. Lih. J. Batou formule des réserves sur divers détails
de sa biographie, revient sur la faculté de « devancer
le présent » énoncée dans Que
faire ? et passe en revue les principales raisons de « s’intéresser à Lénine
aujourd’hui », notamment « son
rejet de la “phrase révolutionnaire” et sa recherche permanente de médiations
[…] entre la conscience des exploités et
des opprimés et le programme de la révolution socialiste. »
Mais, prévient-il en conclusion, « les anticapitalistes d’aujourd’hui ne pourront dialoguer de
façon fructueuse avec la pensée vivante de Lénine que s’ils retournent à ses
sources, en comprenant bien l’importance qu’elle accordait à la construction
d’une force politique révolutionnaire rassemblée autour d’un même projet
stratégique, capable de ce fait de débattre librement et d’agir avec une grande
souplesse tactique. » Au-delà de la « question historique »,
et de celle du « scénario
héroïque » ou non, c’est ainsi celle de l’avenir le plus immédiat qui
se dégage de cette nouvelle biographie de Lénine, qui serait à ranger au nombre
des livres qui comptent, au moins à ce titre-là.
Gilles Bounoure