jeudi 5 novembre 2015

Une note de lecture de Gilles Bounoure



Actualité de Lénine
Gilles Bounoure

 



À propos de Lénine. Une biographie, de Lars T. Lih, postface de Jean Batou, 286 pages, Les Prairies ordinaires, 2015.

« Apporte plus de questions que de réponses », tel est souvent le commentaire accompagnant les avancées scientifiques de quelque importance. Ce livre a-t-il un caractère « scientifique » ?
L’auteur a longtemps enseigné à la Duke University, a publié Bread and Authority in Russia, 1914-1921 (University of California Press, 1990), coédité les lettres de Staline à Molotov (Yale University Press, 1995), collaboré à la Cambridge History of Russia (2006), et livré une nouvelle traduction de Que faire ?, avec des interprétations saluées comme « révolutionnaires » (2008). Il se place sur le terrain de « l’histoire universitaire », dont il critique le « mauvais tournant » pris après 1945 : « Elle s’est persuadée, à tort, que la carrière de Lénine possédait une caractéristique essentielle – “l’inquiétude au sujet des ouvriers”, mêlée à un pessimisme austère, bien que pragmatique. » Or, « pour le meilleur ou pour le pire, l’impact historique du Lénine réel est incompréhensible sans le scénario qu’il a porté toute sa vie » (pp. 217-218).


 

L. T. Lih en prévient d’avance (p. 16-17) : « Ma vision de Lénine n’est pas particulièrement originale. Elle est très proche de ce qu’ont dit la plupart de ses contemporains et une forte minorité d’universitaires de l’après-guerre. Mais sur bien des points, elle est absolument contraire à ce qu’on peut appeler l’interprétation standard, qui repose sur un thème principal : l’inquiétude supposée de Lénine au sujet des ouvriers. Pessimiste quant à leurs penchants révolutionnaires, il aurait eu tendance à renoncer à un authentique mouvement de masse au profit d’un parti clandestin, composé d’une élite de conspirateurs principalement issus de l’intelligentsia. […] En réalité, Lénine était animé par un scénario imprégné d’optimisme, et même de romantisme : le leadership de classe mobilisateur, qui s’enracinait dans la social-démocratie européenne. […] On doit comprendre que Lénine entretenait avec ses idées un rapport affectif fort pour être en mesure de saisir l’attachement que, sa vie durant, il eut à son scénario héroïque ». Ces derniers mots, souvent associés au terme de « romantisme », forment le leitmotiv permanent de cette biographie volontairement rapide (220 pages), avec une « bibliographie sélective » offrant « la défense complète » de « l’interprétation » de l’auteur.
 
L’image d’un Lénine « romantique » n’est ni nouvelle ni dénuée de consistance. Par exemple, dans Héritage de ce temps (1935 et 1962, traduction de Jean Lacoste, 1978, p. 61), Ernst Bloch louait Lénine d’avoir « désavoué clairement le rationalisme étroit du marxisme vulgaire. Ce rationalisme est abstraction, il lui manque d’être une totalité et de contenir l’irrationnel parvenu à maturité ». Plus récemment, dans la Discordance des temps (1995), Daniel Bensaïd évoquait Bloch et Benjamin en relation avec « le rêve vers l’avant » de Lénine, citant ces phrases de Que Faire ? également reproduites dans la préface du Principe Espérance : « Il ne se trouve dans notre mouvement que trop peu de rêves de ce genre. La faute en incombe principalement à ceux qui se targuent d’être ô combien lucides, ô combien proches du concret ; tels sont en effet les représentants de la critique légale et de la politique d’arrière-garde non légale ». L. T. Lih a parfaitement raison de citer les nombreux passages où Lénine évoque ce rêve, tel ce développement désignant en 1906 « la grande époque où les rêves de liberté des meilleurs hommes de Russie se transforment en une pratique, celle des masses populaires elles-mêmes, et non de héros isolés », allusion transparente à son frère Alexandre, pendu en 1887 pour complot contre le tsar.

Nul ne doute de l’influence décisive qu’eut sur l’engagement révolutionnaire de Lénine l’exécution de ce frère aîné qu’il avait jalousé dans son enfance et ne cessa d’admirer le reste de sa vie. Selon une légende ayant pour source une de ses sœurs trop jeune pour recueillir un tel propos, il aurait juré dès 1887 de poursuivre son combat « par une autre voie », anecdote dont L. T. Lih conteste l’authenticité tout en la plaçant au centre de sa démonstration. Dans sa Jeunesse de Lénine (1930, 1936 en français), Trotsky avait fait justice de ce trait hagiographique et de maints autres, et s’était au contraire attaché à montrer combien le passage du jeune Oulianov aux idées révolutionnaires, au marxisme et à la social-démocratie avait été lent, réfléchi et studieux, l’étude du premier livre du Capital ayant eu alors sans doute moins d’importance que la lecture de Nos différends de Plékhanov (1885), texte préfigurant la déclaration prophétique qu’il ferait quatre ans plus tard, devant le congrès constitutif de la iie Internationale : « La révolution russe ne pourra vaincre qu’en tant que révolution ouvrière, il n’y a pas d’autre issue et il ne peut y en avoir ». Dans le portrait biographique qu’il lut publiquement en 1918 avec l’aval de son modèle (Lénine, Librairie de L’Humanité, 1924), Zinoviev y insistait : « Lénine, à la suite de feu Plékhanov (et il faut dire ici qu’il apprit beaucoup de Plékhanov) », etc.

Ni cette évocation autorisée due à Zinoviev, ni le rôle formateur des écrits de Plékhanov – ni même l’essai précité de Trotsky, tellement remarquable – n’entrent dans le tableau que dresse L. T. Lih des premières années révolutionnaires de Lénine au cours desquelles se seraient constitués son « scénario héroïque » et le « schéma récurrent » de ses réflexions, et il en va souvent de même dans la suite de ce récit. Le biographe souhaitait aller vite, craignant que « les digressions » qu’aurait exigées « une démonstration exhaustive » de sa thèse ne nuisent « à l’objectif visé par [son] livre. » Ce pourrait être le défaut principal de l’ouvrage, qui « apporte plus de questions que de réponses », sans « avancée significative », ni même de « réfutation […] complète des positions dominantes », dont il ne discute ni les sous-entendus ni les arrière-pensées. Cette absence de discussion marque ce qui sépare L. T. Lih de son sujet. Dans Ma Vie, Trotsky rapporte que Lénine, à l’époque de Que faire ?, fut convié à traiter de la question agraire devant des étudiants parisiens par des « professeurs libéraux [qui] invitèrent l’incommode conférencier à s’abstenir autant que possible de polémique. Mais Lénine refusa d’accepter aucune condition et commença sa première leçon en disant que le marxisme était une théorie révolutionnaire qui, par conséquent, comportait nécessairement de la polémique. »

Dans quel but s’intéresser à Lénine aujourd’hui, alors que la plupart de ses statues ont été déboulonnées et que les rangs des « léninistes » ne cessent de s’éclaircir ? Aux yeux de L. T. Lih, il s’agit essentiellement d’une question historique : « En somme, le scénario héroïque de Lénine était loin d’être réaliste. Mais la confiance aveugle qu’il avait placée en lui était peut-être une illusion nécessaire, qui lui permit de faire face à une situation agitée, marquée par l’effondrement politique et économique. […] On peut considérer Lénine comme une sorte de Noé, qui construit imperturbablement son arche malgré la montée des eaux. Mais son arche a pris l’eau parce qu’elle était faite de postulats infondés, le voyage a causé beaucoup plus de souffrances que prévu, et l’arche a échoué bien loin de la destination prévue par son bâtisseur. Néanmoins, elle a réussi à braver la tempête » (p. 222). Conclusion qui mériterait maintes remarques critiques si cette « question historique » – qui est celle de la « contre-révolution dans la révolution », plus que celle des « postulats infondés » et de l’outrecuidance supposée de Lénine –, ne se trouvait jugée de longue date, et si elle gardait quelque rapport avec l’actualité.

Ce rapport, Jean Batou s’est attaché à le dégager dans sa postface, « Lénine au xxie siècle », insistant sur l’utilité présente de « réévaluer l’œuvre de Lénine » en la dégageant du « léninisme » qui a provoqué son discrédit. Si « Lénine appartient au refoulé de la gauche française » du fait du poids ancien du stalinisme (et de ses séquelles plus récentes, ajoutera-t-on), de « la profonde défaite idéologique de [cette] gauche […] depuis les années 1980 », et du « rétrécissement de la culture historique de ses intellectuels, […] il n’en va pas de même dans les pays anglo-saxons », la position marginale des partis se réclamant du marxisme y laissant quelque latitude aux « cercles militants » et aux « milieux académiques de gauche » pour s’intéresser à l’histoire révolutionnaire, celle de la Russie soviétique et de Lénine en particulier – ainsi que l’a fait L. T. Lih. J. Batou formule des réserves sur divers détails de sa biographie, revient sur la faculté de « devancer le présent » énoncée dans Que faire ? et passe en revue les principales raisons de « s’intéresser à Lénine aujourd’hui », notamment « son rejet de la “phrase révolutionnaire” et sa recherche permanente de médiations […] entre la conscience des exploités et des opprimés et le programme de la révolution socialiste. »

Mais, prévient-il en conclusion, « les anticapitalistes d’aujourd’hui ne pourront dialoguer de façon fructueuse avec la pensée vivante de Lénine que s’ils retournent à ses sources, en comprenant bien l’importance qu’elle accordait à la construction d’une force politique révolutionnaire rassemblée autour d’un même projet stratégique, capable de ce fait de débattre librement et d’agir avec une grande souplesse tactique. » Au-delà de la « question historique », et de celle du « scénario héroïque » ou non, c’est ainsi celle de l’avenir le plus immédiat qui se dégage de cette nouvelle biographie de Lénine, qui serait à ranger au nombre des livres qui comptent, au moins à ce titre-là.

Gilles Bounoure