Révolutions dans le monde arabe et crise
de la modernité
Entretien avec Sophie Bessis
Le mardi 28 avril, au Lieu-dit,
la Société Louise Michel recevait Sophie Bessis, pour une conférence portant
sur son livre La Double impasse (voir
le site www.lasocietelouisemichel.org). Parallèlement à cette conférence Sophie
Bessis a accordé cet entretien à ContreTemps.
ContreTemps :
Avec les drames que
traverse actuellement le monde arabe une grille de lecture revient en force,
celle qui voudrait que ces sociétés soient politiquement condamnées à l’alternative
entre dictatures militaires et régimes islamistes. Votre livre invite à un
renversement de perspective : cette grille de lecture, plutôt que de nous
dire quelque chose de pertinent sur les sociétés arabes, n’interroge-t-elle pas
davantage l’Occident ?
Sophie
Bessis : Je dirai qu’il
s’en trouve interrogé autant et différemment. Dans La Double impasse,
qui se situe dans la continuité d’un livre précédent, L’Occident et les
autres. Histoire d’une suprématie, dans lequel j’interrogeais la posture
occidentale, j’aborde ce même problème d’un point de vue différent. Les
sociétés du Sud, en particulier celles du monde arabo-musulman, sont dans un
moment de leur histoire d’une extrême importance, et ce quelles que soient les
régressions actuelles. Or, la manière dont l’Occident regarde cette nouvelle
séquence historique en dit autant sur ce qu’il est que sur ce que sont ces
sociétés. Au demeurant je crois que tout regard en dit plus sur celui qui
regarde que sur celui qui est regardé. Précisons que, bien sûr, il n’y a pas un
seul regard occidental, mais aujourd’hui celui qui est dominant témoigne que l’Occident
a perdu de sa centralité, et également de son ambition universaliste, les deux
phénomènes étant fortement corrélés. Il me paraît cultiver une pensée post
moderniste très réductrice par rapport à la diversité contemporaine.
À propos de ce regard différencialiste que porte la pensée occidentale dominante – qu’elle soit de droite ou de gauche, puisque les différences entre l’une et l’autre convergent dans un différentialisme global –, je pose dans ce livre une question, à laquelle je n’apporte pas de réponse définitive, qui est la suivante : l’Occident, du fait de la perte de sa centralité, n’a-t-il pas renoncé à son ambition universaliste ? Je crois que oui. Est-ce un bien ou un mal ? Pour l’Occident, c’est incontestablement une catastrophe. Mais dans le même temps peut-être que cette perte rend possible l’émergence d’autres discours porteurs d’universel venant du Sud du monde.
À propos de ce regard différencialiste que porte la pensée occidentale dominante – qu’elle soit de droite ou de gauche, puisque les différences entre l’une et l’autre convergent dans un différentialisme global –, je pose dans ce livre une question, à laquelle je n’apporte pas de réponse définitive, qui est la suivante : l’Occident, du fait de la perte de sa centralité, n’a-t-il pas renoncé à son ambition universaliste ? Je crois que oui. Est-ce un bien ou un mal ? Pour l’Occident, c’est incontestablement une catastrophe. Mais dans le même temps peut-être que cette perte rend possible l’émergence d’autres discours porteurs d’universel venant du Sud du monde.
CT : C’est
en conclusion de votre livre la petite lumière d’espoir…
S. B. : On m’a fait remarquer que dans ce livre
cette petite lumière d’espoir relève d’un wishful thinking comme disent
les Anglais, dans la mesure où elle n’est pas étayée par ce qui se passe dans
la réalité présente.
Je pense malgré
tout qu’elle l’est. Les révolutions qu’ont connues certains pays arabes
apparaissent très ambivalentes. Une partie de ces mouvements se sont
revendiqués de thèmes parfaitement universels, la liberté, la justice… et dans
un premier temps se sont montrés étonnamment a-religieux. Puis ils ont été
rattrapés par des logiques sociales, politiques et idéologiques en
contradiction avec ces aspirations à l’universel. Cette partie du monde se
trouve dans une configuration où coexistent deux types d’aspirations
contradictoires. D’une part des réclusions identitaires, en partie masquées par
la mondialisation capitaliste. D’autre part des aspirations de type
universaliste. D’où trois possibilités, soit la victoire de l’une sur l’autre
de ces aspirations contradictoires, soit une synthèse dont je ne vois pas pour
l’instant ce qu’elle pourrait être.
Cette situation
me paraît être confirmée par tout ce qui se passe, car ces aspirations à l’universel
continuent à se faire jour, y compris dans les pays les plus obscurantistes et
réactionnaires, tels les monarchies du Golfe. On peut le voir lorsqu’on observe
les mouvements de femmes, qui sont un thermomètre sociétal très intéressant.
Même en Arabie saoudite on observe une aspiration des femmes à l’égalité des
droits. Et dans le même temps existent de très importants phénomènes
régressifs, dont les guerres civiles et la tragédie qui se joue en Syrie avec l’État
islamique représentent l’acmé.
CT : Se
confirme une fois encore que la condition des femmes est la plaque sensible des
contradictions et évolutions des sociétés ?
S. B. : Bien sûr ! Je remarque que sur le
sujet de l’islamisme politique on dispose en Occident d’une littérature très
importante, avec beaucoup d’ouvrages dont je ne conteste ni l’érudition ni l’intérêt.
L’étonnant est que les femmes en sont quasiment absentes. Cela alors que dans
tous les discours et dans tous les mouvements islamistes la question des femmes
est centrale. Ce qui veut dire que ces études savantes sur l’islamisme
politique oublient ou esquivent ce qui est au centre de la pensée de l’Islam
politique : le maintien des différences sexuelles et des rôles
traditionnels avec, dans les meilleurs des cas, quelques aménagements à la
marge.
La question est contournée par un type précis de recherches : celles portant sur ledit féminisme islamiste. Certaines peuvent être rigoureuses et poser des problèmes intéressants, mais elles représentent le seul biais par lequel on aborde le problème de la condition des femmes. Je ne connais pas, sauf dans les milieux féministes, d’ouvrages traitant réellement de la diversité des mouvements de femmes dans le monde arabe. Pourquoi une telle occultation ? À mon avis, cela renvoie au différentialisme culturel, c’est-à-dire à des assignations de type identitaire auxquelles une partie de ces sociétés veulent justement échapper. Il n’y aurait dans ces pays de féminisme « légitime » que s’il se situe à l’intérieur du paradigme religieux.
J’ai écrit d’autres livres portant spécifiquement sur les femmes dans le monde arabe. Mais, même si celui-ci ne parle pas directement des femmes, elles y sont très présentes. En effet, lorsqu’on observe aujourd’hui ces sociétés on voit que la question de leur condition représente une ligne de clivage absolument déterminante au regard des projets de société qui les divisent.
La question est contournée par un type précis de recherches : celles portant sur ledit féminisme islamiste. Certaines peuvent être rigoureuses et poser des problèmes intéressants, mais elles représentent le seul biais par lequel on aborde le problème de la condition des femmes. Je ne connais pas, sauf dans les milieux féministes, d’ouvrages traitant réellement de la diversité des mouvements de femmes dans le monde arabe. Pourquoi une telle occultation ? À mon avis, cela renvoie au différentialisme culturel, c’est-à-dire à des assignations de type identitaire auxquelles une partie de ces sociétés veulent justement échapper. Il n’y aurait dans ces pays de féminisme « légitime » que s’il se situe à l’intérieur du paradigme religieux.
J’ai écrit d’autres livres portant spécifiquement sur les femmes dans le monde arabe. Mais, même si celui-ci ne parle pas directement des femmes, elles y sont très présentes. En effet, lorsqu’on observe aujourd’hui ces sociétés on voit que la question de leur condition représente une ligne de clivage absolument déterminante au regard des projets de société qui les divisent.
Cela parce que la
sphère publique autoritaire, clientéliste, patrimoniale est la projection
élargie d’une sphère privée patriarcale, viriliste, verticaliste, autoritaire
et hiérarchique. Tant qu’on n’aura pas travaillé les fondamentaux de la sphère
privée on ne disposera pas des moyens déterminants d’une transformation
sociale. Sphère privée et sphère publique sont intimement liées dans leurs
structures. Voilà pourquoi la question des femmes est si importante.
CT : En
quoi la religion est-elle déterminante au regard de ces données
structurelles ?
S. B. : La religion représente davantage un
procédé de légitimation qu’un déterminant. Ce en quoi elle est fondamentale et incontournable.
Pourquoi les sociétés du monde arabo-musulman n’ont-elles pas opéré le saut
qualitatif vers une modernité profane ? Parce qu’il n’y pas eu de rupture
avec cette légitimation religieuse, et cela même dans les milieux sécularisants
et modernistes. L’histoire du monde arabe depuis un siècle et demi en témoigne.
Certes cette
rupture peut prendre des modalités différentes de celles qu’elle a prises en
Europe du xviiie
siècle, ou plutôt de la Renaissance au début du xxe
siècle. Mais les universaux sont universels, si je peux oser ce pléonasme. Il n’y
a pas cinquante types d’universaux, même si les trajectoires pour les incarner
dans le fait social sont forcément singulières, en fonction des sociétés dans
lesquelles s’inscrit cette démarche. Ce qui veut dire qu’il faut travailler à
la fois sur les singularités des trajectoires et sur l’universalité des buts et
objectifs. Il est évident que les modalités de séparation du religieux et du
politique ne peuvent être les mêmes dans les sociétés musulmanes que ce qu’elles
ont été dans l’Europe chrétienne. Pour celle-ci la rupture s’est faite avec une
Église catholique avec laquelle l’islam sunnite ou chiite n’a rien de commun.
Reste que la séparation avec le religieux est une condition nécessaire, quoique
non suffisante, de l’incarnation de la modernité dans le fait social et
politique.
CT : On
explique souvent que nous sommes trop enclins à aborder ces questions au prisme
de la « laïcité
à la française »…
S. B. : Les formes législatives de la laïcité peuvent
être différentes. La loi de 1905 en France est une chose, les situations en
Allemagne ou au Royaume-Uni en sont une autre. Mais ce sont là des détails. La
laïcité, c’est la séparation du politique et du religieux, et le cantonnement
de celui-ci à la sphère privée, cela quelles que soient les modalités pratiques
de cette séparation. On nous rappelle régulièrement que la reine d’Angleterre
est chef de l’Église anglicane, mais à ce que je sache la norme religieuse ne
régit pas la loi au Royaume-Uni. Ni aux Pays-Bas...
N’oublions pas,
par ailleurs, que le monde arabo-musulman n’est pas tout le monde musulman,
lequel va du Maroc à l’Indonésie. Disons qu’il existe une histoire et des
points communs au monde arabo-turco-persan, que certains ont appelé le grand
Moyen-Orient, même si les différences entre les trois entités sont loin d’être
négligeables. Pour cette vaste région, tant que la norme religieuse continuera
à régir le champ politique et social, il ne pourra y avoir de réelle
sécularisation, et donc d’émergence de l’individu démocratique. Car qu’est-ce
que la norme religieuse, quelle qu’elle soit, mais en particulier dans le cas
des religions révélées ? Un absolu indiscutable, puisque précisément il s’agit
d’une révélation. Elle est éventuellement interprétable, mais pas au-delà de
certains seuils. Donc elle empêche la liberté de l’individu, sans laquelle on
ne peut parvenir à une démocratie réelle.
Le piège aujourd’hui,
d’autant plus redoutable que peu l’appréhendent comme tel, c’est que dans le
monde actuel la mondialisation remplace l’universel, l’individualisme marchand
remplace l’individu libre. Or l’individu créé par le fondamentalisme marchand
représente un autre type d’aliénation. On se trouve donc en face de deux modes
d’aliénation, l’un profane, mais totalitaire dans son injonction marchande et
consumériste, l’autre religieux, qui implique une sacralisation d’une norme
dont on peut pas se défaire.
CT : Une
double impasse ?
S. B. : Oui, une double impasse !
CT : Abordons,
avant de clore cet entretien, la situation de la Tunisie, qui par rapport à
celle des autres pays du monde arabe apparaît comme une exception relative.
S. B. : Exception relative, en effet. La Tunisie
est exceptionnelle dans la mesure où il s’agit d’un petit pays, qui a toujours
été très ouvert sur l’extérieur du fait de sa position géographique. Un pays
côtier, avec peu de montagnes, qui a connu toutes les invasions et occupations,
donc tous les syncrétismes et synthèses. Et cela depuis Carthage jusqu’à l’occupation
coloniale française. D’où une société probablement plus ouverte à la modernité
que d’autres dans la région. Les Tunisiens sont à juste titre fiers d’avoir
aboli l’esclavage dès 1846, et d’avoir écrit la première Constitution du monde
arabe en 1861.
Bourguiba fut à
la fois l’enfant de ce réformisme tunisien et le refondateur d’une modernité du
xxe siècle. Avec des
limites puisque le statut de la femme qu’il a promulgué en 1956 ne rompait pas
avec le religieux. N’oublions pas que le Code du statut personnel, dont à juste
titre on parle tant aujourd’hui, n’était pas laïque. Un seul exemple : le
maintien de l’inégalité successorale selon la loi coranique : deux parts
pour le garçon, une pour la fille…
Incontestablement
Bourguiba a été un opérateur de modernité pour la société tunisienne. Mais une
part de son œuvre est restée d’un archaïsme total : son refus de la
démocratie. Si Bourguiba avait eu le courage et avait compris la nécessité de
travailler à jeter les bases d’une démocratie politique, Ben Ali n’aurait pas
existé. En fait, la dictature benalienne a été la version vulgaire de la
dictature bourguibienne, en ce sens que cette dernière était politique, alors
que celle de Ben Ali était clientéliste et policière.
On peut dire que
Bourguiba fut un personnage ambivalent. Comme la Tunisie elle-même est
ambivalente. Aujourd’hui, on peut mettre à son actif qu’elle est le seul pays
arabe à n’avoir connu ni restauration autoritaire ni chute dans le chaos. Vu l’environnement
régional, c’est beaucoup ! La Tunisie a réussi à se doter d’une
Constitution qui n’est sans doute pas la meilleure du monde, comme le
prétendent certains, mais certainement pas la plus mauvaise, en ce qu’elle
garantit un certain nombre d’acquis démocratiques. Mais dans le même temps le
religieux y entre par la fenêtre d’une manière assez importante, ce qu’on a
tendance à occulter. Donc ce n’est pas une constitution laïque, on en est très
loin, mais elle est sécularisante sur certains points. En fait, tout dépendra
de la façon dont elle sera mise en œuvre.
C’est à l’image
de la société elle-même, dont des pans importants sont conservateurs, à côté d’autres
modernistes qui sont également forts.
Le plus
inquiétant me paraît être l’état d’anomie d’une grande partie de la société. En
particulier dans cette jeunesse privée de repères, à laquelle un système d’éducation
totalement délabré n’offre plus de référents. La presse s’est fait l’écho
récemment du scandale qui a touché certains lycées, des élèves fêtant le bac en
affichant des portraits de Hitler et de Daech ! On ne saurait sous-estimer
que la Tunisie est le pays qui proportionnellement a envoyé le plus de
djihadistes en Syrie et en Irak, environ 3 000. On doit s’interroger :
pourquoi Daech exerce-t-il une telle fascination dans une partie de la jeunesse ?
Je ne veux pas pécher par excès de pessimisme, et je souligne qu’il existe dans
la société des ferments très positifs. Mais je crains que beaucoup de Tunisiens
aient tendance à oublier cette anomie d’une partie de la société qui est
porteuse des plus grands dangers.
Sans parler du
fait, qui cette fois relève de la responsabilité des Européens, que la Tunisie
est confrontée à sa porte au chaos libyen qui n’est pas prêt d’être surmonté.
Et aussi à la fossilisation algérienne, qui représente également un grand danger
quant à ce qui peut en sortir. Si l’on prend en compte les prolongements des
déstabilisations dans le Sahara et dans la zone soudano-sahélienne, on voit que
la Tunisie de par sa situation géographique se trouve être à l’extrémité
nord-est d’un arc de crise qui va du Nigeria à l’Afghanistan.
Ce problème est
sans doute plus inquiétant que celui, par ailleurs très réel, des difficultés
économiques et sociales. Celles-ci, me semble-t-il, pourraient être limitées si
tout le monde y mettait du sien. Il est vrai que tel n’est pas le cas
actuellement et que ces problèmes se combinent aux menaces évoquées à l’instant,
les deux types de crise se nourrissant l’un l’autre.
Bref, je pense qu’il ne faut pas trop se bercer d’illusions quant à ce que certains désignent comme le « miracle tunisien ». Tout n’est pas joué : le pire n’est pas impossible, mais le meilleur non plus.
Bref, je pense qu’il ne faut pas trop se bercer d’illusions quant à ce que certains désignent comme le « miracle tunisien ». Tout n’est pas joué : le pire n’est pas impossible, mais le meilleur non plus.
Propos
recueillis par
Francis Sitel
Sophie Bessis est chercheur associée à l’IRIS, spécialiste de la
coopération Nord/Sud, de la géopolitique du Tiers-monde et des questions
africaines.
Elle a occupé le poste de rédactrice en chef dans plusieurs
magazines et revues spécialisées (Ferida, Afrique agriculture, Jeune
Afrique, Vivre Autrement, Le Courrier de l’Unesco…), avant de devenir
consultante auprès d’organisations internationales (Unicef, Unesco) au Tchad,
au Bénin, en Guinée, en Tunisie ou en Centrafrique. Elle fut membre du Haut
Conseil pour la Coopération internationale (HCCI) entre 2000 et 2001.
Sophie Bessis est agrégée d’histoire. Elle
a écrit une dizaine d’ouvrages traitant des questions de développement, du
Maghreb et des problématiques alimentaires dans les pays en développement.
Livres cités :
° L’Occident et les autres. Histoire d’une
suprématie. La Découverte, Paris, 2003.
° Les Arabes, les femmes, la liberté. Albin Michel, Paris, 2007.
° Les Arabes, les femmes, la liberté. Albin Michel, Paris, 2007.
° La Double impasse. L’universel à l’épreuve
des fondamentalismes religieux et marchand. La Découverte, Paris, octobre
2014.