Grands espoirs et dures réalités
Credit: Odysseas Gp Creative Commons BY NC SA
Le soir des récentes
élections grecques, l’histoire a saturé l’atmosphère.
La foule en liesse qui
s’était rassemblée à Athènes pour fêter l’arrivée au pouvoir de Syriza
entonnait les chants révolutionnaires du passé. Elle s’adressait à Alexis
Tsipras en scandant « Le temps de la gauche est enfin venu ».
À ces réminiscences du passé,
se mêlait l’espoir d’un futur meilleur, et le nouveau Premier ministre dès ses
premiers mots cala son discours de victoire sur le même registre : « Aujourd’hui,
le peuple grec vient d’écrire une page de l’histoire ». Il ouvrait
ainsi la nouvelle ère, une ère qui répondrait aux immenses attentes du moment,
tout en s’inscrivant dans le long sillage des luttes et des défaites mémorables
de la gauche grecque au XXe siècle.
Un siècle de gauche grecque
Il a fallu cent ans pour que
la gauche arrive au pouvoir. C’est en effet en 1915 qu’Aristotelis Sideris et
Albertos Couriel furent les premiers socialistes de l’histoire à être élus au
Parlement. Leur rêve d’une fédération socialiste des Balkans, qui mettrait fin
aux guerres une bonne fois pour toutes, s’effondra rapidement. L’ardent
nationalisme grec, la Grande Guerre, et la faillite de l’Internationale
socialiste signèrent l’acte de décès d’un monde socialiste multiethnique, de
cette promesse de coopération pacifique et de transformation sociale pour la région.
Cet échec des pionniers du socialisme grec est exemplaire d’une question qui se
pose communément à la gauche : celle du lien entre des agendas nationaux –
souvent brûlants – et une conjoncture politique européenne démoralisante.
Existait-il une seule chance
de réussite pour les deux élus socialistes grecs, à un moment où tout le
socialisme européen était en train de sombrer ?
L’ironie de l’histoire est
que Syriza est aujourd’hui confronté à la même question. La crise humanitaire
en Grèce est en effet à la fois un problème national et international. Elle est
certes due à des particularités de la société grecque, mais elle ne peut être
comprise ni interprétée que dans le contexte européen des politiques
d’austérité et de l’offensive néolibérale.
Dans les mois qui ont précédé
les élections de 2015, Syriza a défendu une politique à double visée, qui
tendait à souligner le destin commun de la Grèce et de l’Europe. La principale
force de la gauche grecque s’est ainsi efforcée de convaincre les électeurs, d’une
part qu’il existe de fait une alternative viable à la camisole de force de
l’austérité, de l’autre que cette alternative mise en œuvre en Grèce rebattrait
toutes les cartes européennes et modifierait les rapports de force face aux
tenants de l’austérité à Bruxelles.
Lors de la soirée électorale,
ces notions de rupture historique ont frappé les imaginations de la gauche en
général, et les enceintes n’ont cessé de mixer le discours de Tsipras avec des
paroles de Rock the casbah, un appel
aux armes à travers tout le continent.
Aujourd’hui, et surtout après
les médiocres résultats du premier round de négociations entre le nouveau
gouvernement grec et l’Union européenne, il est évident qu’une réponse
strictement nationale à une crise qui touche toute la zone euro serait absurde.
Étant donnée la structure de l’Union européenne et ses politiques dominantes,
l’avenir de Syriza s’est assombri – sauf bouleversement politique majeur à
l’échelle européenne. Ce qui se passe n’est pas seulement le problème de la gauche
grecque. Si Syriza échoue – que le gouvernement soit renversé, ou même pire
qu’il y ait une forme de capitulation face au forces dominantes –, cela aura
des conséquences néfastes pour toute la gauche européenne, puisque ce sera la
démonstration de l’incapacité collective de cette gauche à offrir une
alternative au trop fameux dogme « There is no alternative ».
En acquiesçant à l’accord de l’Euro zone, tant l’Union européenne que la gauche
européenne se sont bornées à gagner du temps. Or, il n’est pas difficile de
comprendre que l’horloge tourne et que les politiques d’austérité se déploient
dans tous les pays. Dès lors, que peut enseigner le cas grec à la gauche
européenne ?
Ce n’est pas la première fois
que la gauche grecque se retrouve à l’épicentre d’un séisme historique aux
importantes conséquences pour le futur. Ainsi, au début des années 1940, le
Parti communiste grec était le pivot de la résistance nationale face aux forces
d’occupation allemandes, italiennes et bulgares. À la Libération, il eût été
naturel que la transition de l’après-guerre fût pilotée à tous les niveaux par
la gauche. Ce scénario, on le sait, ne s’est pas produit. Malgré son immense
aura populaire, ses partisans armés et aguerris, son programme de
modernisation, ce mouvement de résistance nationale a été écrasé, en plusieurs
étapes, entre 1944 et 1949.
En décembre 1944, la gauche a
été défaite par les forces armées britanniques alliées à la classe dirigeante
grecque pour restaurer la situation d’avant-guerre. La guerre civile sanglante
qui en a découlé (1946-1949) s’est terminée par la défaite de l’armée
communiste, puis par une répression politique persistante et une violence
institutionnelle contre la gauche qui a duré jusqu’en 1974. Cette histoire
dépassait le cadre grec. Le choc brutal de décembre 1944 marquait un
tournant : de l’effort de guerre commun contre le fascisme on passait à la
guerre froide qui allait bientôt diviser l’Europe tout juste libérée.
L’importance de la guerre civile grecque dans l’élaboration de la doctrine de
Truman et ensuite l’affrontement des Blocs illustrent bien comment l’histoire
de la gauche grecque s’est élaborée à la fois sur un plan national et
international.
Aujourd’hui encore, ces
années 1940 occupent une place privilégiée dans la mémoire collective grecque.
Elles rappellent le mouvement de masse, les erreurs stratégiques à l’origine
des échecs dans la prise de pouvoir, les persécutions, et l’importance des
alliances internationales en temps de crise. C’est pourquoi l’initiative
d’Alexis Tsipras de se rendre au Mur des fusillés de Kesariani, aussitôt après
sa nomination comme Premier ministre, était hautement symbolique. Kesariani
était un quartier de taudis, bastion de la classe ouvrière et de la gauche
pendant des décennies. C’est un lieu de mémoire, du fait de l’exécution de 200
communistes par les autorités militaires allemandes, le jour même de la
capitulation nazie.
Par son geste, le chef de
Syriza ne faisait que payer son tribut à ceux qui se sont battus pour la
libération et pour la transformation sociale du pays. Et le sens du message
était clair : les sacrifices d’hier n’auront pas été vains, la gauche est
enfin au pouvoir, et cette fois, elle a un plan qui garantit que les sacrifices
du présent ne déboucheront pas sur une défaite.
Syriza, la dimension oubliée
Cet hommage à Kesariani
souligne la force de l’héritage communiste pour la gauche grecque. En dépit de
divergences significatives, les trois pôles de la gauche puisent leur
inspiration actuelle dans l’histoire du mouvement national de la résistance,
dirigé par le Parti communiste.
C’est évident pour le Parti
communiste, c’est aussi vrai pour Antarsya et pour Syriza. Cet héritage commun
n’est pas seulement une affaire de références historiques abstraites. Il repose
sur un fait, souvent oublié : les figures majeures, les permanents et les
membres de Syriza sont en grande partie issus des rangs du KKE, le Parti
communiste orthodoxe prosoviétique des années 1970 et 1980. On classe souvent
Synaspismos puis Syriza dans le champ de l’eurocommunisme, mais comme souvent,
en matière d’histoire des courants internes à la gauche, les choses sont
beaucoup plus complexes.
Cette histoire remonte à la
scission du KKE, survenue dans la foulée de la crise globale du communisme
après la chute du Mur de Berlin. La 13e conférence de ce parti en
1991 a été le lieu d’une bataille de factions, entre une ligne dure, dans la
tradition soviétique, et une génération nouvelle qui souhaitait que le parti se
synchronise avec les évolutions que connaissaient les communistes italiens et
français au même moment. Le résultat fut surprenant. En effet, la ligne dure
était majoritaire, mais quand le Comité central désigna son nouveau secrétaire
général, la militante qui l’emporta, Aleka Papariga, une protégée de la vieille
garde, gagna de justesse par 57 voix, contre 53 pour son opposant, Yannis
Dragasakis.
La scission était dès lors
inévitable, elle fut effective environ deux mois plus tard. Pour le KKE, ce fut
une hémorragie, il perdit la moitié des membres de son Comité central, des
permanents dans tout le pays, et des milliers de membres. La carte politique de
la gauche grecque fut bouleversée. Le Parti communiste répliqua en quittant
Synaspismos (une coalition créée par la gauche en 1989). Quant aux dissidents du
KKE, qui eux y restèrent, ils fournirent au nouveau parti l’élan nécessaire
pour devenir une force considérable sur la scène politique grecque.
Aujourd’hui, quatre des
principaux ministres de Syriza (Yannis Dragasakis, Panyiotis Lafazanis, Nantia
Valavani et Nikos Kotzias) ont en commun d’avoir siégé au Comité central du KKE
dans les années 1980. Alekos Alavanos, la personne qui, au début des années
2000, a conçu “Syriza”, était en 1981 et dans les années suivantes le
représentant du KKE au Parlement européen. Alexis Tsipras, lui, était membre
des Jeunesses communistes avant de rejoindre Synaspismos en 1991. Ces rappels
sont importants.
Mais ils ne sont que des
parties d’un tableau plus vaste. Dans les années 1990, Synaspismos servait de
point de rencontre entre la tradition eurocommuniste et les vagues de déçus du
KKE qui portaient des références idéologiques et historiques tout à fait
différentes.
Au fil du temps, le courant
eurocommuniste s’est amenuisé, ce qui en restait a fini par quitter Synaspismos
pour rejoindre le centre gauche du spectre politique. Ainsi, la Gauche
démocratique (Dimokratiki Aristera) s’est créée en 2010 en proclamant défendre
l’héritage communiste, avant d’intégrer une coalition gouvernementale avec le
PASOK et Nouvelle Démocratie. Ainsi, même l’eurocommuniste a été un courant
significatif dans le développement de Synaspismos, et il ne fut pas le seul.
La complexité de l’histoire
interne de Synaspismos et ensuite de Syriza montre le succès d’une tentative
qui semblait pourtant condamnée : à savoir mettre ensemble des groupes aux
antécédents historiques et idéologiques forts.
On sait que l’expérience de
Syriza a commencé en 2004, en impliquant des groupes traditionnels de la gauche
extraparlementaire et Synaspismos, sous la houlette de Alekos Alevanos. Le
succès n’était pas garanti ; aucun précédent historique ne pouvait servir
de référence.
Et pourtant
l’avènement de la crise a transformé Syriza : les débats idéologiques ont
cédé la place à l’élaboration d’un discours politique axé sur les conséquences
catastrophiques des politiques d’austérité et la violation de la souveraineté
nationale que ces décisions de Bruxelles impliquaient. On ne peut comprendre ce
langage ni les références historiques qui l’accompagnaient, si on ignore la
rhétorique des combats anti-impérialistes des années 1970 et 1980, et si on
oublie la présence d’anciens du KKE à la tête de Syriza. Même si ceci n’est pas
une question exclusivement grecque, il faut garder à l’esprit que la gauche de
ce pays a su tirer parti de la prise de conscience, par le peuple grec, que la
crise de l’Euro zone est bien aussi une question de souveraineté nationale.
La gauche au pouvoir
L’arrivée au pouvoir de
Syriza, à l’origine petit parti d’intellectuels de la classe moyenne, a suscité
des myriades de commentaires. Elle a souvent été interprétée comme la
conséquence des politiques d’austérité qui jettent les électeurs dans les bras
de la gauche.
Certes, les politiques
d’austérité ont transformé la société grecque : le chômage ; l’effondrement
de l’État-providence ; la disparition de la classe
moyenne ; le gouffre qui sépare le pauvre du riche, voilà les effets
les plus profonds de l’attaque néo-libérale. Les mesures d’austérité ont
institutionnalisé l’inégalité et désintégré une société sous le choc. En même
temps, ces politiques servent désormais de repère à tous les
Européens : la Grèce n’a été que le premier lieu d’occurrence d’une
crise économique durable dans l’Euro zone.
Cependant, il serait erroné
de voir un lien direct entre l’accroissement des inégalités et la
radicalisation politique. Même si les représentations traditionnelles à gauche
insistent sur ce lien, et annoncent donc un futur radical inévitable, la carte
politique actuelle de l’Europe suggère tout autre chose.
À l’exception de Syriza, et
peut-être de Podemos récemment apparu, la gauche européenne n’a pas réussi à
transformer le mécontentement populaire en un nouveau projet politique. En
2014, les résultats de la gauche aux élections européennes ont été médiocres –
c’est le moins que l’on puisse dire – en Italie, en Allemagne et en
France. Bien plus alarmante, la crise de l’Euro zone semble nourrir des
réflexes réactionnaires, le repli nostalgique sur le prétendu passé harmonieux
des États souverains, alimente des programmes hostiles à la classe politique
qui s’avèrent très vite dépourvus de tout caractère progressiste et de toute
radicalité.
Et si aujourd’hui, il y a une
force qui défie le consensus centre-droit/centre-gauche en Europe, elle a le
visage de l’extrême droite, du populisme et du conservatisme.
Cette situation montre une
fois de plus l’importance de l’exemple grec. Il ne s’agit pas d’ériger ce pays
au rang d’exception, mais d’apporter une pierre à l’analyse des facteurs qui
ont rendu possible le succès de Syriza.
Deux problèmes doivent être
pointés.
Le premier exige de revenir
sur la situation de la gauche européenne dans l’immédiat après 1989, et sur la
décision de la gauche grecque de refuser tout participation à un gouvernement
centriste ou socialiste. Ce refus a alors semblé absurde à beaucoup. Les années
1990 ont été la décennie la plus difficile du XXe siècle pour
la Gauche, dont 1989 questionnait jusqu’à la validité de son existence.
Le discours sur la fin de
l’histoire a ébranlé la croyance fondamentale que l’histoire est du côté des
opprimés et il a percuté tous les courants idéologiques, des
prosoviétiques aux eurocommunistes. La Grèce n’y a pas échappé.
Aux élections de 1993, le KKE
et Synaspismos ont lamentablement échoué, avec respectivement 4,5 % et
2,5 % des voix. Ce furent les pires résultats depuis les années 1930. Bien
des commentateurs y virent la mort de la gauche traditionnelle. Mais la riposte
du KEE et de Synaspismos à ce résultat démoralisant a vraiment tranché avec
celle du reste de la gauche européenne. Au-delà de leurs divergences pourtant
significatives, les deux partis ont en tout cas résisté aux appels du pied du
PASOK et des gouvernements de centre-gauche tout au long des années 1990. Le
prix à payer fut élevé : des intellectuels, des permanents s’éloignèrent
d’eux pour rejoindre le mainstream, et eux furent taxés
d’isolationnisme, de sectarisme, traités de vestiges d’un glorieux passé, sans
plus d’intérêt qu’une ruine antique.
Pourtant ce choix difficile a
permis à la gauche grecque de survivre à l’après 1989, de conserver son
indépendance, et de déployer une critique cohérente contre le Pasok qui était
en train de transformer le pays en un paradis pour les cartes de crédit, au nom
de la construction d’une Grèce forte. Ce fut la période triomphante du
capitalisme grec. L’effondrement des États des Balkans, l’immigration en
provenance d’Europe de l’Est, les liens entre des politiciens corrompus et des
hommes d’affaires soutenus par l’État, tout cela créa un climat d’affairisme
euphorique dans un pays qui avait subi la pauvreté pendant des
décennies. La gauche ressemblait à un grand-père grincheux, à l’écart de
la fête. Une posture qui allait porter ses fruits les années suivantes.
Quand la crise de 2008 a
commencé à assombrir cette sucess story du capitalisme grec, la gauche a
d’abord entrepris de renouer avec une rhétorique somme toute habituelle,
consistant à alerter les populations sur le fait que la crise ne pouvait que
s’aggraver ; elle ne réussit guère à convaincre. Mais assez vite, la
puissante dynamique de la crise a soulevé une résistance massive et provoqué un
effondrement de la sphère politique. Un mois avant les élections nationales de
2012, Syriza se mit à scander ces mots jusque-là oubliés : « La
gauche au pouvoir ! ».
Ce slogan est le deuxième
facteur du succès : Syriza a alors proposé un objectif séduisant, concret,
qui montrait la nécessité de dépasser le mécontentement social et de
transformer toute cette résistance en une offre positive de nouveau modèle d’organisation
politique. C’était une rupture avec le traditionnel vote de protestation
gauchiste, qui ne suffisait plus. Désormais, soit la gauche devait viser le
pouvoir, soit se condamner à rester dans les marges. La comparaison entre
Syriza et le Parti communiste montre l’importance de ces mots « la
gauche au pouvoir ». Jusque-là le Parti communiste avait été
traditionnellement plus fort que Syriza, il était plus apprécié du fait de ses
analyses cohérentes, de son enracinement dans la classe ouvrière, de la clarté
de son pronostic sur la crise de 2008 dont il avait d’emblée annoncé qu'elle
serait durable, quand beaucoup la présentaient comme une petite parenthèse.
Mais en 2012, arc-bouté sur ses positions dogmatiques, attaché à son jargon
partisan, le KKE refusa toute perspective d’accéder au pouvoir en dehors d’un
contexte révolutionnaire.
Il a suffi de quelques jours
pour que l’avantage que le KEE avait sur Syriza s’épuise. Le petit parti de la
gauche radicale s’est soudain propulsé dans le débat politique avec cette
proposition d’un changement non pas demain, mais maintenant.
Quand bien même beaucoup de
choses ont changé depuis 2012, les élections de 2015 confirment que Syriza a
fait le bon choix en soulevant cette question oubliée : la gauche n’est pas
seulement une force de résistance, mais aussi une force aspirant au pouvoir.
Après les élections de 2015, et passée l’euphorie initiale de la victoire, la
gauche grecque est confrontée à une nouvelle série de questions.
Pendant des années les
radicaux se sont demandé : que signifierait notre victoire ?
Maintenant, la gauche radicale a gagné, elle doit répondre à une question
autrement compliquée : la victoire suffit-elle à changer radicalement les
choses ?
Piégé par l’histoire
Le 20 février, le gouvernement
grec a fait face à son premier défi. Sous la pression combinée des instances
européennes, des rumeurs sur la sortie grecque de l’Euro, et de l’absence
d’alternative claire, Yanis Varoufakis a signé l’accord de l’Eurogroupe,
s’écartant ainsi des promesses de Syriza de rompre avec les politiques
d’austérité.
Cet épisode inquiétant a
soulevé une vague de doutes : la gauche grecque doit-elle espérer une
possible transformation de l’Union européenne, ou doit-elle préparer
l’inévitable confrontation qui conduira le pays à sortir de l’Eurozone ?
Même si, en 25 jours, aucun
gouvernement ne peut renverser 25 ans de domination néolibérale et d’orthodoxie
budgétaire, l’importance de l’accord de l’Eurogroupe ne doit pas être
minimisé : il a en effet un impact immédiat, il impose des contraintes au
gouvernement et, surtout, il montre qu’on ne se débarrasse pas aisément de
cette camisole de force qu’est l’austérité.
Même si cet accord ressemble
fort à un obstacle, un bâton dans les roues du gouvernement grec, la gauche
européenne peut le transformer en atout. Jusqu’ici, elle a excellé à fourbir
des critiques pointues contre le néolibéralisme et des politiques
austéritaires. Mais désormais il n’est plus nécessaire d’être un radical pour
reconnaître les problèmes structurels que révèle la crise, pour en identifier
les conséquences sociales patentes aux yeux de tous.
Le problème-clé est ailleurs,
il faut maintenant penser les détails de l’alternative. Pour la gauche, la
solution ne repose pas sur la répétition du passé : inutile de promettre
le retour à un monde qui n’existe plus. Cette musique-là n’est plus possible.
On l’a vu au début de la crise, quand la gauche, à grands coups d’analogies
historiques, tentait de convaincre les Européens qu’il existait un moyen de s’en
sortir. Alexis Tsipras a toujours fait un parallèle entre la crise de la dette
contemporaine et la période de reconstruction après-guerre, en proposant une
solution du type de celle dont a bénéficié l’Allemagne endettée après la
Seconde Guerre mondiale. En novembre 2013, quand il a annoncé sa candidature à
la Commission européenne, il a écrit une petite tribune dans laquelle il
appelait l’Europe « à cesser la scandaleuse violation des droits de l’homme
en réorganisant l’État, en restaurant la croissance, en créant des emplois
stables et hautement qualifiés, en garantissant toutes les protections qui ont
historiquement forgé le modèle social européen ».
Si la gauche persiste à
croire que l’alternative à l’austérité, c’est le retour à la prétendue harmonie
du modèle social européen, alors les perspectives sont limitées, comme
l’illustre le cas de Syriza. Les négociations de l’Euro zone prouvent que les
décideurs des politiques d’austérité n’ont aucune raison de paniquer. La gauche
grecque ne les a en rien menacés. Elle a en vain essayé de rappeler à l’Union
européenne des valeurs et des modes de gestion de crise, depuis longtemps en
échec comme le montre le modèle social-démocrate en Italie, en France, et plus
en encore en Allemagne.
Il serait naïf de croire
qu’en ressuscitant les fantômes du monde perdu du keynésianisme, les élites
européennes pourraient renoncer aux politiques néolibérales dominantes. Naïf
aussi de croire que même si Syriza avait un agenda révolutionnaire du type de
ceux qui circulent dans les petites cercles radicaux, les choses seraient
différentes. L’important ici n’est pas la liste des revendications. L’important
est de déterminer si ces demandes relèvent ou non d’une vision pour le futur,
et si elles peuvent obtenir un soutien massif capable de faire pression et
d’amener les instances européennes à faire des concessions.
La gauche, aussi bien la
gauche réformiste que la gauche révolutionnaire, a longtemps été piégée par
l’histoire. La première rêve d’un retour au contrat social mis en place
après-guerre, la seconde attend une répétition de l’histoire, en croyant que
les masses sont toujours prêtes et n’ont besoin que de la bonne avant-garde.
Les deux modèles ont été essayés et ont échoué. Cela saute aux yeux, comme un
éléphant au milieu de la pièce. La gauche du XXIe siècle devrait
tenter d’inventer une synthèse entre un programme immédiat et un projet pour un
monde radicalement différent.
La gauche grecque, en étant
au pouvoir, a une opportunité unique d’œuvrer à cette synthèse.
Plus qu’autrefois, les
représentants de Syriza ont été confrontés à cette question : voulez-vous
que la Grèce reste dans la zone Euro ou la quitte ? La gauche doit
maintenant reformuler cette question : souhaitez-vous que toute la zone
Euro ressemble bientôt à la Grèce ? Sinon, alors il est temps d’élaborer
un projet radical, incluant les changements réformistes susceptibles de
révolutionner le quotidien, non seulement en Grèce mais dans toute l’Europe.
Traduction de l'anglais
par Anne Tristan