jeudi 15 janvier 2015

Une note de lecture d'André Tosel sur Yvon Quiniou







Sur Yvon Quiniou, Critique de la religion - Une imposture intellectuelle et morale, La Ville Brûle, 2014 


André Tosel 



   Pour Yvon Quiniou le retour de la question religieuse est un « dangereux retour » en ce qu’il réactualise une imposture qui a fait peser une chape de plomb sur l’homme depuis des siècles. Quiniou défend l’urgence du devenir « irreligieux » de l’homme comme condition de l’émancipation. Quiniou entend retrouver le fil de la critique philosophique de la religion qui s’est interrompu ces dernières années après avoir alimenté un matérialisme de combat pour la liberté de penser et d’agir. Cette position drastique, de principe, se veut fondée à la fois sur l‘exercice rigoureux de la raison qui ne reconnaît aucune autorité théologico-politique dominant les activités humaines et sur un bilan  historique probant.

La critique de la religion est probablement aussi ancienne que l’histoire de la philosophie, mais  Les motivations de la critique de la religion qui se sont formulées  du XVI° au XX° siècle n’ont rien perdu de leur actualité. Quiniou évoque le bien-fondé de certaines de ces attaques:  refus de la liberté de penser, lutte contre les sciences de la nature (Galilée) et de la vie (Darwin), contre les sciences de la société d’inspiration laïque et/ou socialiste, soutien permanent donné aux forces de domination féodales et capitalistes, prédication hypocrite de la résignation, appel à la charité et à la compassion contre les luttes effectives pour la justice, mépris du désir sexuel et du plaisir, contrôle des corps, idolâtrie de la famille traditionnelle machiste, stigmatisation de l’homosexualité, enfermement de la nature humaine dans une conception fixiste ancrée dans une foi en un Dieu transcendant dont les Eglises se donnent le monopole d’interpréter la volonté. Ces raisons anciennes sont confortées par la nouvelle urgence de la critique théologico-politique face aux intégrismes des divers monothéismes concurrentiels. Ces derniers sont animés par  des luttes pour une hégémonie politique, intellectuelle et morale qui s’exprime  de manière barbare dans les agissements de groupes islamistes. Mais les néo-évangélistes protestants, les catholiques intégristes, les hindouistes fanatiques actualisent à des degrés divers de violence près des formes le même complexe théologico-politique, comme le montrent les récentes manifestations contre le mariage pour tous soutenues en sous-main par une fraction notable de la  hiérarchie catholique et encadrées par des militants fanatiques de la famille catholique.


Yvon Quiniou, et c’est l’originalité de son ouvrage, assure les raisons de la critique de l’imposture religieuse en proposant une série de huit chapitres de style monographique d’histoire de la pensée, relatifs à la critique de la religion » : trois sous la rubrique de la  « critique philosophique de la religion »  (Spinoza : la religion comme surnaturalité fictive et déraison politique ; Hume : l’origine naturelle des religions ; Kant :la religion dans les limites  la raison) et quatre sous la rubrique de « l’explication critique de la religion » (Feuerbach :la religion comme projection de l’homme dans un monde fictif ; Marx : la religion, aliénation et facteur d’aliénation ; Nietzsche : la religion, négation de la vie issue de la vie ; Freud : psychogenèse de la religion). Ces chapitres sont précis et chacun  souligne ce qui peut participer à une interprétation commune de la religion l’imposture. Quiniou conclut que la religion est fondamentalement une illusion nocive qui puise sa force dans les conflits non résolus de la vie et qu’elle ne peut en être la solution, puisqu’elle aggrave ces conflits en les surdéterminant en guerres de religion destructrices. Ainsi la dénonciation de l’imposture pourrait être interprétée comme une sorte de nouvelle version de l’injonction de Voltaire « Écrasons l’infâme ».
De manière surprenante, cependant, l’auteur épargne de cette critique radicale tout  à la fois  la métaphysique et la morale. La question métaphysique de l’existence de Dieu a, en effet, selon lui une dignité intellectuelle : on peut être sceptique en matière de théologie rationnelle, mais cette discipline a des ambitions qui ne ressortissent pas de l’imposture religieuse et s’inscrivent au registre des idéologies théoriques discutables mais qui peuvent être soutenues comme des hypothèses ouvertes. Dieu sans la religion est une idée supportable. De son côté, la  morale est radicalement au-delà de la religion en ce qu’elle bénéficie tout d’abord d’une fondation  rationnelle a priori définitive avec Kant et qu’elle reçoit en même temps de la théorie darwinienne scientifique de l’évolution le statut d’une production historique empirique qui est sélectionnée par l’histoire naturelle de la vie humaine et se constitue aussi en en fait historique. Base de toute évaluation sociale et politique des rapports sociaux, la morale est un élément de la critique de la religion et elle a le mérite d’arracher l’histoire au social-darwinisme en se faisant le coeur de la critique sociale. Quiniou en conclut qu’il nous faut bien inventer les règles d’une vie collective à partir de notre seule raison commune et de reprendre sans concession le combat interrompu contre l’imposture de la religion.
Cet ouvrage, avouons-le, nous interpelle, mais en même temps il nous gêne intellectuellement et politiquement.
 D’une part, il nous interpelle, car il est vrai pour nous aussi que ce sont les hommes qui font la religion et qu’il est impossible d’ignorer les éléments de la critique antireligieuse –le bilan –. Ils sont à prendre en compte dans une société qui fait de l’égale liberté de tous sa base normative sur le plan socio-politique. Ils ont une importance décisive dans une société en bouleversement : soumise  à la mondialisation capitaliste, notre monde se confronte à l’hyper-violence intolérable et injustifiable de conflits identitaires d’expression religieuse et à la menace d’une régression culturelle dans l’obscurantisme.  En ce sens, Quiniou nous convie avec force à ne rien céder sur la critique de tout complexe théologico-politique.
D’autre part cependant, la démarche de Quiniou qui assume la polémique en appelle une de notre part.
En premier lieu, la démarche nous semble arbitraire sur le plan historique. Il est risqué en effet de globaliser la réflexion autour de l’entité de La Religion alors que les analyses concernent avant tout le christianisme sous sa version catholique et même sous sa version tridentine. La Réforme et ses courants  posent d’autres problèmes qui n’appellent pas nécessairement une position irréligieuse en ce que la distinction entre religion et superstition lui est intérieure, que la religion peut être pensée dans les limites de la raison et qu’elle peut d’elle-même opérer une autocritique et sortir de ses formes les plus oppressives. L’histoire du catholicisme lui-même est traversée de débats, controverses, déchirements, schismes atteignant parfois une violence extrême, tant sur le plan du dogme religieux que sur le plan politique comme le montre par exemple le développement de la théologie de la libération au XXe siècle qui a joué un grand rôle dans  les transformations progressistes en Amérique latine, jusqu’à sa liquidation par Rome. Ce caractère d’arbitraire historique apparaît dans la démarche de Quiniou puisque les chapitres consacrés aux philosophies « critiques de la religion » n’aboutissent pas à valider de la part de ces philosophes  un jugement total d’imposture. Spinoza, Hume et Kant sont conscients de l’enracinement durable du lien religieux dans le lien social et ils ne rêvent pas d’une déraisonnable socialité fondée exclusivement sur la raison. La distinction entre critique philosophique de la religion et explication critique n’est pas fondée pour Spinoza et pour Hume qui présentent des analyses génétiques des croyances et des institutions religieuses. En fait, cette artificielle distinction permet à Quiniou de faire culminer son analyse des types historiques dans les types supposés porteurs de l’irréligion maximale, dans une sorte de gradation. Mais en ce point de difficiles problèmes d’interprétation apparaissent : Feuerbach avec sa religion humaniste est-il vraiment irréligieux ? La critique radicale de Marx ne doit-elle pas affronter la question de son rapport à la sécularisation que sa pensée accomplit tout à la fois en sortant de la religion historique, mais non sans emprunter quelques éléments (le messianisme sans messie qu’évoquent Walter Benjamin et Derrida) ? Que dire de Nietzsche que Quiniou affectionne particulièrement mais qui ne peut éviter la métareligion élitiste du surhomme, du grand rebelle aristocratique avec ses mythes d’une religion fondée sur la mort de dieu ? Seul Freud entre dans le schéma de Quiniou car il est irréligieux et anti-utopiste politique dans la mesure où reformule une théorie sociale reprise de Hobbes et du contractualisme entre frères assassins du Père. Quiniou oublie que Freud critique tout socialisme comme utopie régressive et dangereuse et dénonce la religion communiste. Cet oubli permet à l’auteur de construire une série de types définis par leur degré croissant d’irréligion philosophique, non interrogés sur leurs tendances propres et sur leur non-convergence. Quiniou se contente de cette accumulation alors qu’en fait il s’expose à des problèmes de cohérence interne. Il existe  plusieurs manières d’être irréligieux, inégalement fécondes pour l’émancipation. Il ne suffit pas de dire que nous pouvons vivre sans religion transcendante et surnaturaliste.
 En second lieu, la démarche de Quiniou nous paraît céder trop à l’abstraction philosophique du rationalisme des Lumières. Il est vrai que l’abstraction philosophique a été longtemps nécessaire et inévitable quand la Raison des Lumières a dû en quelque sorte se totaliser comme principe de liberté moderne pour affronter son adversaire massif en tant que Religion dominante, représentant un autre principe, celui d’Autorité. La critique a dû réduire son adversaire à une forme de vie contraire aux aspirations de la pensée philosophique  liée à la pensée scientifique et aux aspirations de l’autonomie morale et politique. Mais, avec Marx, cette critique a dû apprendre que les formes idéologiques de conscience sont les formes sous lesquelles les hommes associés en classe, groupes, peuples prennent conscience inadéquate, distordue, autant qu’on voudra, mais effective, des rapports sociaux où ils sont pris et dans lesquels ils mènent jusqu’au bout leurs luttes, libératrices ou  non. Il ne suffit donc pas de s’en tenir au concept négatif de l’idéologie, illusion ou inversion, dont relèverait la religion. Il faut mesurer la densité positive des idéologies historiques, de leur combinaison, de leur efficace, comme conceptions du monde faisant sens et sens commun, dans lesquels doit s’introduire la critique pour les transformer, en réformant le sens commun selon une dimension émancipatrice ou non, en transformant les rapports sociaux et les rapports de (mé)connaissance qui sont aussi des rapports sociaux. Aujourd’hui, c’est de ce genre  de  problématiques anthropologiques et historiques dont nous  avons besoin pour comprendre « le retour du religieux » ou sa présence diverse et contradictoire,  pour faire la critique de tous les complexes théologico-politiques et ne pas manquer ce peu, même minimal, qui dans la religion peut être un élément émancipateur,  combiné à la critique immanente matérialiste et historique à sa manière, du néo-capitalisme (le Dieu Capital , la religion de la vie quotidienne et ses fétichismes). C’est la position de nombreux penseurs inspirés de Marx. Ils peuvent partager un fond utopique émancipateur avec les religions (Jaurès, Bloch, Benjamin, Dussel, Negri, Zizek), ou plus simplement prendre en compte la place de la religion dans le sens commun populaire  et comme conception du monde à transformer, tout en s’affirmant comme des êtres humains vivant sans besoin de religion (Lénine, Gramsci, Althusser). Quiniou est plus proche de Russell et de Freud sur ce point que de ces penseurs. Il réduit la religion à une monotone idéologie illusoire et oppressive. C’est cela qui définit son penchant à l’abstraction anhistorique et rend unilatérale et obsessionnelle sa critique de la religion. Marx a entrevu cette problématique lorsque dans une note célèbre du livre I du Capital (chapitre XV), il donne le sens de la bonne démarche scientifique pour passer de la réduction de l’idéologie -illusion  à la compréhension critique des formes religieuses idéelles-matérielles. « Il est en effet plus facile de trouver par l’analyse le contenu, le noyau terrestre des conceptions nuageuses des religions que de faire voir par voie  inverse comment les conditions réelles de la vie revêtent peu à peu une forme  éthérée ». Marx n’est pas tant le critique de la religion que le critique d’une critique de la religion, et ce depuis le début de son activité.
Enfin la démarche de Quiniou nous semble politiquement discutable. L’auteur se défend de toute nostalgie à l’égard de l’anticléricalisme irréligieux  militant et il a bien conscience des dégâts qu’a produits la persécution antireligieuse en URSS. Il ne prêche pas un nouveau Kulturkampf, une croisade antireligieuse. Il s’inquiète des dérives qui pourraient accréditer la thèse du retour du religieux et affaiblir la pensée de l’émancipation au nom d’une doctrine crypto-religieuse du lien social. Cette inquiétude est justifiée en ce qu’elle touche à des problèmes réels et délicats qui tournent autour du symbolique social. Mais si on souhaite politiquement que le plus grand  nombre d’acteurs  participent à égalité de droits et de devoirs  aux luttes urgentes à mener contre les formes de domination, y compris les formes théologico-politiques, il faut trouver un terrain commun d’entente qui pour des raisons théoriques profondes, et non pas par opportunisme (la politique de la main tendue) ne peut pas être la dénonciation abstraite et furieuse de « l’imposture » totale de la religion.  Sans renoncer à conduire sur son propre plan la nécessaire critique intellectuelle, il s’agit d’élaborer des notions communes pratiques, comme Spinoza l’avait compris. Il n’est pas sûr alors que l’assignation de la religion prise en bloc à l’imposture a priori soit efficace et non discriminatoire. La critique intellectuelle doit immédiatement trouver le terrain d’une action commune qui peut être engagée à parts égales par des croyants et des non-croyants. Les croyants doivent être conduits sur le plan intellectuel à une sorte d’autocritique sur le terrain de la religion et, sinon à la sortie hors de cette religion, ce qui est une charge intellectuelle lourde, du moins à la réforme de leur religion. Sur le plan pratique, ils peuvent penser leur religion en la rendant compatible avec la position du droit d’égale liberté, de liberté de conscience et de démocratie radicale. S’ils consentent à cette  réforme qui est invention d’une conception du monde conforme aux exigences émancipatrices de base, peut-on encore les qualifier de tenants de l’imposture et leur demander de se qualifier  eux-mêmes comme tels et de subir une mise en minorité morale et intellectuelle ? La critique doit se faire pédagogie de l’auto-réforme qui peut conduire  à une conversion libre des esprits, non à une imposition de stigmates antireligieux sur des citoyens traités comme des citoyens intellectuellement de seconde zone. Bien sûr, -sur ce point les mises engarde de Quiniou sont justifiées- la situation est différente si les croyants sont des fidèles fanatisés d’un complexe théologico–politique qui se pose en énonciation de vérité absolue sur fond d’un choix possible de guerre de religion- dont de grandes « démocraties  politiques», comme les Etats-Unis et Israël, ne sont  pas du tout exemptes. C’est cette dimension politique de l’auto-réforme que Quiniou sous-estime.
Un dernier mot : il relève de la morale.  Dans la vie quotidienne, il est illusoire de croire que les hommes peuvent se conduire intégralement selon une raison purifiée d’éléments idéologiques et donc religieux. Ni Spinoza, ni d’autres penseurs critiques  n’ont imaginé la possibilité d’une vie de sagesse rationnelle délivrée une fois pour toutes et totalement  de tout imaginaire, de toute idéologie, d’une certaine imposture, si on veut. Ce qui est possible et requis c’est l’effort que chacun, que chaque société peuvent produire pour rectifier leur sens commun, le purifier des éléments de superstition qui ne sont pas tous religieux -racisme, nationalisme, culte de l’hybris de la possession et de l’accumulation, fantasme de maîtrise absolue-. Il peut même être requis de critiquer un certain rationalisme abstrait et toute conception superstitieuse d’une raison qui oublie ses « autres » et se borne à les fustiger comme  imposture. Yvon Quiniou a voulu redéfinir un radicalisme intellectuel irréligieux sans concession et son ouvrage s’est acquis le réel mérite de relancer une discussion urgente. Il permet, en effet, d’interroger à nouveau : qu’est-ce qu’être radical philosophiquement et politiquement face aux religions ? Et comment ? L’auteur ne nous en voudra pas de donner les raisons d’une autre critique qui n’exclut pas le choix de vivre sans religion.