Sur Yvon Quiniou, Critique de la religion - Une imposture intellectuelle et morale, La Ville Brûle, 2014
André Tosel
Pour Yvon Quiniou le retour de la question religieuse est un « dangereux retour » en ce qu’il réactualise une imposture qui a fait peser une chape de plomb sur l’homme depuis des siècles. Quiniou défend l’urgence du devenir « irreligieux » de l’homme comme condition de l’émancipation. Quiniou entend retrouver le fil de la critique philosophique de la religion qui s’est interrompu ces dernières années après avoir alimenté un matérialisme de combat pour la liberté de penser et d’agir. Cette position drastique, de principe, se veut fondée à la fois sur l‘exercice rigoureux de la raison qui ne reconnaît aucune autorité théologico-politique dominant les activités humaines et sur un bilan historique probant.
La critique de la religion est probablement aussi ancienne que l’histoire de la philosophie, mais Les motivations de la critique de la religion qui se sont formulées du XVI° au XX° siècle n’ont rien perdu de leur actualité. Quiniou évoque le bien-fondé de certaines de ces attaques: refus de la liberté de penser, lutte contre les sciences de la nature (Galilée) et de la vie (Darwin), contre les sciences de la société d’inspiration laïque et/ou socialiste, soutien permanent donné aux forces de domination féodales et capitalistes, prédication hypocrite de la résignation, appel à la charité et à la compassion contre les luttes effectives pour la justice, mépris du désir sexuel et du plaisir, contrôle des corps, idolâtrie de la famille traditionnelle machiste, stigmatisation de l’homosexualité, enfermement de la nature humaine dans une conception fixiste ancrée dans une foi en un Dieu transcendant dont les Eglises se donnent le monopole d’interpréter la volonté. Ces raisons anciennes sont confortées par la nouvelle urgence de la critique théologico-politique face aux intégrismes des divers monothéismes concurrentiels. Ces derniers sont animés par des luttes pour une hégémonie politique, intellectuelle et morale qui s’exprime de manière barbare dans les agissements de groupes islamistes. Mais les néo-évangélistes protestants, les catholiques intégristes, les hindouistes fanatiques actualisent à des degrés divers de violence près des formes le même complexe théologico-politique, comme le montrent les récentes manifestations contre le mariage pour tous soutenues en sous-main par une fraction notable de la hiérarchie catholique et encadrées par des militants fanatiques de la famille catholique.
Yvon Quiniou, et c’est l’originalité de son ouvrage, assure
les raisons de la critique de l’imposture religieuse en proposant une série de
huit chapitres de style monographique d’histoire de la pensée, relatifs à la critique
de la religion » : trois sous la rubrique de la « critique
philosophique de la religion »
(Spinoza : la religion comme surnaturalité fictive et déraison
politique ; Hume : l’origine naturelle des religions ;
Kant :la religion dans les limites
la raison) et quatre sous la rubrique de « l’explication critique
de la religion » (Feuerbach :la religion comme projection de l’homme
dans un monde fictif ; Marx : la religion, aliénation et facteur
d’aliénation ; Nietzsche : la religion, négation de la vie issue de
la vie ; Freud : psychogenèse de la religion). Ces chapitres sont
précis et chacun souligne ce qui peut
participer à une interprétation commune de la religion l’imposture. Quiniou
conclut que la religion est fondamentalement une illusion nocive qui puise sa
force dans les conflits non résolus de la vie et qu’elle ne peut en être la
solution, puisqu’elle aggrave ces conflits en les surdéterminant en guerres de
religion destructrices. Ainsi la dénonciation de l’imposture pourrait être
interprétée comme une sorte de nouvelle version de l’injonction de
Voltaire « Écrasons l’infâme ».
De manière surprenante, cependant, l’auteur épargne de
cette critique radicale tout à la
fois la métaphysique et la
morale. La question métaphysique de l’existence de Dieu a, en effet, selon
lui une dignité intellectuelle : on peut être sceptique en matière de
théologie rationnelle, mais cette discipline a des ambitions qui ne
ressortissent pas de l’imposture religieuse et s’inscrivent au registre des
idéologies théoriques discutables mais qui peuvent être soutenues comme des
hypothèses ouvertes. Dieu sans la religion est une idée supportable. De son
côté, la morale est radicalement au-delà
de la religion en ce qu’elle bénéficie tout d’abord d’une fondation rationnelle a priori définitive avec Kant et
qu’elle reçoit en même temps de la théorie darwinienne scientifique de
l’évolution le statut d’une production historique empirique qui est sélectionnée
par l’histoire naturelle de la vie humaine et se constitue aussi en en fait
historique. Base de toute évaluation sociale et politique des rapports sociaux,
la morale est un élément de la critique de la religion et elle a le mérite d’arracher
l’histoire au social-darwinisme en se faisant le coeur de la critique sociale. Quiniou
en conclut qu’il nous faut bien inventer les règles d’une vie collective à
partir de notre seule raison commune et de reprendre sans concession le combat
interrompu contre l’imposture de la religion.
Cet ouvrage, avouons-le, nous interpelle, mais en même
temps il nous gêne intellectuellement et politiquement.
D’une part, il nous
interpelle, car il est vrai pour nous aussi que ce sont les hommes qui font la
religion et qu’il est impossible d’ignorer les éléments de la critique
antireligieuse –le bilan –. Ils sont à prendre en compte dans une société qui
fait de l’égale liberté de tous sa base normative sur le plan socio-politique.
Ils ont une importance décisive dans une société en bouleversement : soumise
à la mondialisation capitaliste, notre
monde se confronte à l’hyper-violence intolérable et injustifiable de conflits
identitaires d’expression religieuse et à la menace d’une régression culturelle
dans l’obscurantisme. En ce sens,
Quiniou nous convie avec force à ne rien céder sur la critique de tout complexe
théologico-politique.
D’autre part cependant, la démarche de Quiniou qui assume
la polémique en appelle une de notre part.
En premier lieu, la démarche nous semble arbitraire sur le
plan historique. Il est risqué en effet de globaliser la réflexion autour de
l’entité de La Religion alors que les analyses concernent avant tout le
christianisme sous sa version catholique et même sous sa version tridentine. La
Réforme et ses courants posent d’autres
problèmes qui n’appellent pas nécessairement une position irréligieuse en ce
que la distinction entre religion et superstition lui est intérieure, que la
religion peut être pensée dans les limites de la raison et qu’elle peut
d’elle-même opérer une autocritique et sortir de ses formes les plus
oppressives. L’histoire du catholicisme lui-même est traversée de débats,
controverses, déchirements, schismes atteignant parfois une violence extrême,
tant sur le plan du dogme religieux que sur le plan politique comme le montre
par exemple le développement de la théologie de la libération au XXe siècle qui
a joué un grand rôle dans les
transformations progressistes en Amérique latine, jusqu’à sa liquidation par
Rome. Ce caractère d’arbitraire historique apparaît dans la démarche de Quiniou
puisque les chapitres consacrés aux philosophies « critiques de la
religion » n’aboutissent pas à valider de la part de ces philosophes un jugement total d’imposture. Spinoza, Hume
et Kant sont conscients de l’enracinement durable du lien religieux dans le
lien social et ils ne rêvent pas d’une déraisonnable socialité fondée
exclusivement sur la raison. La distinction entre critique philosophique de la
religion et explication critique n’est pas fondée pour Spinoza et pour Hume qui
présentent des analyses génétiques des croyances et des institutions religieuses.
En fait, cette artificielle distinction permet à Quiniou de faire culminer son
analyse des types historiques dans les types supposés porteurs de l’irréligion
maximale, dans une sorte de gradation. Mais en ce point de difficiles problèmes
d’interprétation apparaissent : Feuerbach avec sa religion humaniste
est-il vraiment irréligieux ? La critique radicale de Marx ne doit-elle
pas affronter la question de son rapport à la sécularisation que sa pensée
accomplit tout à la fois en sortant de la religion historique, mais non sans
emprunter quelques éléments (le messianisme sans messie qu’évoquent Walter
Benjamin et Derrida) ? Que dire de Nietzsche que Quiniou affectionne
particulièrement mais qui ne peut éviter la métareligion élitiste du surhomme,
du grand rebelle aristocratique avec ses mythes d’une religion fondée sur la
mort de dieu ? Seul Freud entre dans le schéma de Quiniou car il est
irréligieux et anti-utopiste politique dans la mesure où reformule une théorie
sociale reprise de Hobbes et du contractualisme entre frères assassins du Père.
Quiniou oublie que Freud critique tout socialisme comme utopie régressive et
dangereuse et dénonce la religion communiste. Cet oubli permet à l’auteur de
construire une série de types définis par leur degré croissant d’irréligion
philosophique, non interrogés sur leurs tendances propres et sur leur non-convergence.
Quiniou se contente de cette accumulation alors qu’en fait il s’expose à des
problèmes de cohérence interne. Il existe plusieurs manières d’être irréligieux,
inégalement fécondes pour l’émancipation. Il ne suffit pas de dire que nous
pouvons vivre sans religion transcendante et surnaturaliste.
En second lieu, la
démarche de Quiniou nous paraît céder trop à l’abstraction philosophique du
rationalisme des Lumières. Il est vrai que l’abstraction philosophique a été
longtemps nécessaire et inévitable quand la Raison des Lumières a dû en quelque
sorte se totaliser comme principe de liberté moderne pour affronter son
adversaire massif en tant que Religion dominante, représentant un autre
principe, celui d’Autorité. La critique a dû réduire son adversaire à une forme
de vie contraire aux aspirations de la pensée philosophique liée à la pensée scientifique et aux
aspirations de l’autonomie morale et politique. Mais, avec Marx, cette critique
a dû apprendre que les formes idéologiques de conscience sont les formes sous
lesquelles les hommes associés en classe, groupes, peuples prennent conscience
inadéquate, distordue, autant qu’on voudra, mais effective, des rapports
sociaux où ils sont pris et dans lesquels ils mènent jusqu’au bout leurs
luttes, libératrices ou non. Il ne
suffit donc pas de s’en tenir au concept négatif de l’idéologie, illusion ou
inversion, dont relèverait la religion. Il faut mesurer la densité positive des
idéologies historiques, de leur combinaison, de leur efficace, comme
conceptions du monde faisant sens et sens commun, dans lesquels doit
s’introduire la critique pour les transformer, en réformant le sens commun
selon une dimension émancipatrice ou non, en transformant les rapports sociaux
et les rapports de (mé)connaissance qui sont aussi des rapports sociaux.
Aujourd’hui, c’est de ce genre de problématiques anthropologiques et historiques
dont nous avons besoin pour comprendre
« le retour du religieux » ou sa présence diverse et contradictoire, pour faire la critique de tous les complexes
théologico-politiques et ne pas manquer ce peu, même minimal, qui dans la
religion peut être un élément émancipateur, combiné à la critique immanente matérialiste
et historique à sa manière, du néo-capitalisme (le Dieu Capital , la religion
de la vie quotidienne et ses fétichismes). C’est la position de nombreux
penseurs inspirés de Marx. Ils peuvent partager un fond utopique émancipateur
avec les religions (Jaurès, Bloch, Benjamin, Dussel, Negri, Zizek), ou plus simplement
prendre en compte la place de la religion dans le sens commun populaire et comme conception du monde à transformer,
tout en s’affirmant comme des êtres humains vivant sans besoin de religion
(Lénine, Gramsci, Althusser). Quiniou est plus proche de Russell et de Freud
sur ce point que de ces penseurs. Il réduit la religion à une monotone
idéologie illusoire et oppressive. C’est cela qui définit son penchant à
l’abstraction anhistorique et rend unilatérale et obsessionnelle sa critique de
la religion. Marx a entrevu cette problématique lorsque dans une note célèbre
du livre I du Capital (chapitre XV), il
donne le sens de la bonne démarche scientifique pour passer de la réduction de
l’idéologie -illusion à la compréhension
critique des formes religieuses idéelles-matérielles. « Il est en effet
plus facile de trouver par l’analyse le contenu, le noyau terrestre des
conceptions nuageuses des religions que de faire voir par voie inverse comment les conditions réelles de la
vie revêtent peu à peu une forme
éthérée ». Marx n’est pas tant le critique de la religion que le
critique d’une critique de la religion, et ce depuis le début de son activité.
Enfin la démarche de Quiniou nous semble politiquement
discutable. L’auteur se défend de toute nostalgie à l’égard de
l’anticléricalisme irréligieux militant
et il a bien conscience des dégâts qu’a produits la persécution antireligieuse
en URSS. Il ne prêche pas un nouveau Kulturkampf,
une croisade antireligieuse. Il s’inquiète des dérives qui pourraient
accréditer la thèse du retour du religieux et affaiblir la pensée de
l’émancipation au nom d’une doctrine crypto-religieuse du lien social. Cette
inquiétude est justifiée en ce qu’elle touche à des problèmes réels et délicats
qui tournent autour du symbolique social. Mais si on souhaite politiquement que
le plus grand nombre d’acteurs participent à égalité de droits et de
devoirs aux luttes urgentes à mener
contre les formes de domination, y compris les formes théologico-politiques, il
faut trouver un terrain commun d’entente qui pour des raisons théoriques
profondes, et non pas par opportunisme (la politique de la main tendue) ne peut
pas être la dénonciation abstraite et furieuse de « l’imposture »
totale de la religion. Sans renoncer à
conduire sur son propre plan la nécessaire critique intellectuelle, il s’agit d’élaborer
des notions communes pratiques, comme Spinoza l’avait compris. Il n’est pas sûr
alors que l’assignation de la religion prise en bloc à l’imposture a priori
soit efficace et non discriminatoire. La critique intellectuelle doit
immédiatement trouver le terrain d’une action commune qui peut être engagée à
parts égales par des croyants et des non-croyants. Les croyants doivent être
conduits sur le plan intellectuel à une sorte d’autocritique sur le terrain de
la religion et, sinon à la sortie hors de cette religion, ce qui est une charge
intellectuelle lourde, du moins à la réforme de leur religion. Sur le plan
pratique, ils peuvent penser leur religion en la rendant compatible avec la
position du droit d’égale liberté, de liberté de conscience et de démocratie radicale.
S’ils consentent à cette réforme qui est
invention d’une conception du monde conforme aux exigences émancipatrices de
base, peut-on encore les qualifier de tenants de l’imposture et leur demander
de se qualifier eux-mêmes comme tels et
de subir une mise en minorité morale et intellectuelle ? La critique doit
se faire pédagogie de l’auto-réforme qui peut conduire à une conversion libre des esprits, non à une
imposition de stigmates antireligieux sur des citoyens traités comme des
citoyens intellectuellement de seconde zone. Bien sûr, -sur ce point les mises
engarde de Quiniou sont justifiées- la situation est différente si les croyants
sont des fidèles fanatisés d’un complexe théologico–politique qui se pose en
énonciation de vérité absolue sur fond d’un choix possible de guerre de
religion- dont de grandes « démocraties politiques», comme les
Etats-Unis et Israël, ne sont pas du
tout exemptes. C’est cette dimension politique de l’auto-réforme que Quiniou
sous-estime.
Un dernier mot : il relève de la morale. Dans la vie quotidienne, il est illusoire de
croire que les hommes peuvent se conduire intégralement selon une raison
purifiée d’éléments idéologiques et donc religieux. Ni Spinoza, ni d’autres
penseurs critiques n’ont imaginé la
possibilité d’une vie de sagesse rationnelle délivrée une fois pour toutes et
totalement de tout imaginaire, de toute
idéologie, d’une certaine imposture, si on veut. Ce qui est possible et requis c’est
l’effort que chacun, que chaque société peuvent produire pour rectifier leur
sens commun, le purifier des éléments de superstition qui ne sont pas tous
religieux -racisme, nationalisme, culte de l’hybris de la possession et de l’accumulation, fantasme de maîtrise
absolue-. Il peut même être requis de critiquer un certain rationalisme
abstrait et toute conception superstitieuse d’une raison qui oublie ses « autres »
et se borne à les fustiger comme
imposture. Yvon Quiniou a voulu redéfinir un radicalisme intellectuel
irréligieux sans concession et son ouvrage s’est acquis le réel mérite de
relancer une discussion urgente. Il permet, en effet, d’interroger à
nouveau : qu’est-ce qu’être radical philosophiquement et politiquement
face aux religions ? Et comment ? L’auteur ne nous en voudra pas de
donner les raisons d’une autre critique qui n’exclut pas le choix de vivre sans
religion.