Sur Michael Löwy, La cage d'acier - Max Weber et le marxisme wébérien, Stock, 2013
Fabio Mascaro Querido
À
la fois marxiste militant et wébérien érudit, Michael Löwy s’est engagé, au
cours des dernières décennies, dans une tentative pour intégrer, à la lumière
de la pensée dialectique, des aspects importants du diagnostic critique de Max
Weber sur la modernité. C’est grâce à une “lecture anticapitaliste” du
sociologue allemand qu’il reprend - dans La
Cage d’Acier. Max Weber et le marxisme wébérien - un courant souterrain du
marxisme occidental, le « marxisme wébérien » (ainsi désigné par
Merleau-Ponty), dont la critique de la rationalité instrumentale et des
« eaux glacées du calcul égoïste » (Marx) semble aujourd’hui encore
plus actuelle, face à la domination contemporaine effrénée et impitoyable du
système capitaliste sur l’humanité.
Comme
on peut le voir dans le premier des six chapitres du livre, Michael Löwy ne
minimise pas les différences (ni même les antagonismes) méthodologiques et
surtout politiques entre Marx et Weber. Pour Löwy, ces différences sont
frappantes dans leurs analyses des origines du capitalisme. Tandis que Marx
« rend compte de l’origine du capitalisme moderne à travers le concept
d’ « accumulation primitive du capital » (p.18), qui met en
évidence le rôle central des facteurs extra-économiques dans la formation du
capital, tels que l’expropriation violente des paysans par les enclosures, le
trafic d’esclaves et le brutal pillage des colonies, Weber soutient, en
revanche, l'hypothèse que le développement du capitalisme depuis le XVIIe
siècle est le résultat de l’éthique du travail, de l’effort et de l’épargne
ascétique de certains capitalistes, encouragés par le puritanisme calviniste –
une explication compatible avec le discours d’autolégitimation des
propriétaires du capital.
Toutefois,
du point de vue méthodologique, quant à la mise en relation du fait religieux -
notamment du protestantisme – et du capitalisme, les divergences entre les deux
penseurs sont plus nuancées que ce qui a souvent été supposé par les analyses
des érudits du XXe siècle. Grâce à une lecture dialectiquement raffinée de
Marx, Michael Löwy défend l’idée que l’auteur allemand ne fait jamais de la
religion un simple « reflet » des conditions matérielles, tandis que
Weber, lui-même, reconnaît l’influence des conditions économiques et sociales
sur l’ascèse protestante. Au fond,
pour Löwy – à l'encontre des lectures marxistes simplistes de Weber -, malgré
« certains passages qui se présentent explicitement […] comme un défi au
matérialisme historique en lui opposant un rapport causal
‘spiritualiste’ », l’œuvre célèbre du sociologue de Heidelberg n’affirme
ni la primauté du facteur économique (« matériel »), ni celle du
religieux (« spirituel »). Il s’agit plutôt d’une étude profonde de
la relation réciproque, selon Löwy, « entre ces deux structures
culturelles [...] qui ne soucie guère de la question de la primauté »
(p.28).
C'est
dans cette perspective que Michael Löwy peut souligner les affinités et les
« complémentarités » entre les deux penseurs allemands, autour d’une
analyse commune du capitalisme qui intègre le rôle des classes sociales et de
l'État dans la formation d'un système dans lequel les individus sont dominés
par des abstractions et des relations impersonnelles et
« chosifiées ». Ainsi, au lieu de réaffirmer encore une fois
« l'abîme » épistémologique (pour ne pas dire
« ontologique ») entre ces auteurs, Michael Löwy les rapproche – dans
le deuxième chapitre - à la lumière de leur critique du capitalisme moderne,
privilégiant dans l’interprétation de Weber « son pessimisme culturel, son
diagnostic impitoyable de la civilisation capitaliste bureaucratique – ‘dure
comme l’acier’ – et sa sombre prémonition de l’avenir qu’elle nous
prépare » (p.9).
Ce
diagnostic critique de la civilisation moderne apparaît notamment dans les
dernières pages de L'Éthique
Protestante..., où Max Weber élabore le plus nettement la célèbre allégorie
de la « cage d’acier » (selon l’inexacte traduction popularisée par
Talcott Parsons), ou de « l’habitacle dur comme l’acier » (comme
préfère Löwy). Il s’agit, pour Löwy, d’une allégorie de la civilisation
capitaliste industrielle moderne, donc, d’un diagnostic du présent, et non
d’une prévision des conséquences futures du processus de bureaucratisation. Il
s’agit, en conséquence, d’une allégorie dans le sens que donnait Walter
Benjamin à ce concept dans le livre Origine
du drame baroque allemand, dans laquelle « la facies hippocratica de l’histoire s’offre au regard du spectateur
comme un paysage primitif pétrifié » (p.72).
Le concept d’ « affinité élective » – analysé par Michael Löwy dans le troisième chapitre, qui ouvre la deuxième partie du livre – révèle, chez Weber, une tentative pour dépasser l’approche traditionnelle de la causalité, et « contourner ainsi le débat sur la primauté du ‘matériel’ ou du ‘spirituel’ » (p.80). C'est pour cela que ce concept (transplanté par Goethe de l’alchimie au terrain social de la spiritualité humaine) occupe, pas par hasard, une place centrale dans L’Éthique Protestante, même s’il n’est directement mentionnée que trois fois. Ce concept – encore peu étudié pasr les experts de Weber – permet de comprendre, dans la perspective de Michael Löwy, « un certain type de conjonction entre phénomènes apparemment disparates » (p.96), dont la dynamisation dépend toujours de conditions historiques et sociales concrètes. Pour ces raisons, Löwy considère que ce concept peut constituer une « approche nouvelle » dans le champ de la sociologie de la culture, encore peu exploré. C’est exactement ce que Löwy a fait lui-même dans Rédemption et Utopie, son étude sur la culture juive en Europe Centrale, où il cherche à montrer les affinités électives entre messianisme libertaire et romantisme anticapitaliste telles qu'elles apparaissent dans l'œuvre de plusieurs intellectuels juifs du début du XXe siècle.
Le concept d’ « affinité élective » – analysé par Michael Löwy dans le troisième chapitre, qui ouvre la deuxième partie du livre – révèle, chez Weber, une tentative pour dépasser l’approche traditionnelle de la causalité, et « contourner ainsi le débat sur la primauté du ‘matériel’ ou du ‘spirituel’ » (p.80). C'est pour cela que ce concept (transplanté par Goethe de l’alchimie au terrain social de la spiritualité humaine) occupe, pas par hasard, une place centrale dans L’Éthique Protestante, même s’il n’est directement mentionnée que trois fois. Ce concept – encore peu étudié pasr les experts de Weber – permet de comprendre, dans la perspective de Michael Löwy, « un certain type de conjonction entre phénomènes apparemment disparates » (p.96), dont la dynamisation dépend toujours de conditions historiques et sociales concrètes. Pour ces raisons, Löwy considère que ce concept peut constituer une « approche nouvelle » dans le champ de la sociologie de la culture, encore peu exploré. C’est exactement ce que Löwy a fait lui-même dans Rédemption et Utopie, son étude sur la culture juive en Europe Centrale, où il cherche à montrer les affinités électives entre messianisme libertaire et romantisme anticapitaliste telles qu'elles apparaissent dans l'œuvre de plusieurs intellectuels juifs du début du XXe siècle.
Dans
le quatrième chapitre de la deuxième partie du livre, en explorant les
hypothèses wébériennes à cet égard, Löwy se propose – dans une démarche très
intéressante – de reconstituer le « chapitre manquant de [la] sociologie
des religions [de Weber], que l’on pourrait intituler ‘L’éthique
catholique et l’esprit du capitalisme’ » (p.99). Au travers des quelques
suggestions de Weber à ce sujet, Michael Löwy développe un « sous-texte »,
un « contre-argument », qui n’est que suggéré par le sociologue
allemand dans L'Éthique Protestante
et d’autres textes, à savoir : contrairement au protestantisme, l’éthique
catholique - en dépit du rôle de l'Eglise en tant qu'institution et de ses
compromis avec la société bourgeoise consolidée – « est peu favorable à
l’esprit du capitalisme ». Il existerait, entre l’univers réifié,
impersonnel et « a-éthique » du capitalisme et l’éthique catholique,
selon Löwy, une sorte d’ « antipathie culturelle », c’est-à-dire, une
sorte d’affinité négative. Ce n'est
pas par hasard qu’a prospéré, notamment en France, et surtout en Amérique
Latine, au XXe siècle, une « tradition anticapitaliste catholique »,
dont l'expression la plus célèbre a été la théologie
de la libération – qui n’est pas un simple prolongement de
l’anticapitalisme traditionnel de l’Église ou de sa version française, mais la
création « d’une nouvelle culture religieuse », exprimant les
conditions particulières de la région : « capitalisme dépendant,
pauvreté massive, violence institutionnalisée [et] religiosité populaire »
(p.122).
Dans
la troisième - et peut-être la plus intéressante - partie du livre, qui
contient les deux derniers chapitres, Michael Löwy révèle comment le
développement inéluctable du capitalisme industriel dans l’Allemagne des
premières décennies du XXe siècle a provoqué - chez les intellectuels -
l'émergence d’une atmosphère de méfiance presque généralisée à l'égard de la
modernité. C'est dans ce contexte, que Löwy a étudié en détail dans sa thèse de
doctorat d'État sur l'évolution politique du jeune Lukács, qu’émerge le
pessimisme wébérien, et à partir duquel se développera plus tard, « dans
la République de Weimar, une constellation intellectuelle, essentiellement composée
d’auteurs juifs de culture allemande, qui va produire un ensemble de lectures
anticapitalistes – ainsi que, dans une large mesure, antiprotestantes ou
anticalvinistes - de l’auteur de L´Éthique
Protestante » (p.127). C’est notamment le cas de penseurs comme Ernst
Bloch, Walter Benjamin et Ernst Fromm, qui utilisent « des arguments
ambivalents de Weber pour lancer une attaque en règle, d’inspiration
socialiste/romantique, contra la religion capitaliste » (p.127).
Presque
au même moment historique, comme le montre Löwy dans le sixième et dernière
chapitre, avec l’œuvre majeure du jeune Lukács, Histoire et Conscience de Classe (ouvrage qui a été très important
dans la formation intellectuelle de Löwy) naîtra effectivement ce qu’il appelle
– reprenant le terme inventé par Merleau-Ponty – le « marxisme
wébérien », qui connaîtra un nouveau souffle avec les premiers
représentants de l'École de Francfort (Adorno, Horkheimer et, d’une certaine
façon, Marcuse). Plus que chez Bloch, Benjamin et/ou Fromm, certains thèmes et
catégories de l'œuvre du sociologue de Heidelberg vont occuper une place
stratégique dans le « marxisme wébérien » de Lukács, Adorno et/ou
Horkheimer. Avec Jürgen Habermas, d’autre part, on peut constater, selon Löwy,
une « sortie du marxisme-wébérien ». Surtout dans son œuvre majeure, La Théorie de l’action communicationnelle,
de 1981, il s’éloigne « considérablement » de cette tradition, en
proposant – à l'aide du concept de « rationalité communicationnelle »
- une réconciliation avec les normes de la modernité « réellement
existante » (p.180). En se dissociant du pessimisme wébérien, ainsi que de la critique marxiste du capitalisme,
Habermas aspire à la réactivation de l’utopie bourgeoise de la raison et du
« projet inachevé de la modernité », par opposition au « constat
brutal de Weber sur la contradiction irréductible des valeurs et son analyse
des résultats aliénants de la rationalité instrumentale » (p.188).
Or,
comme on l’a vu, en plus de réaffirmer l'importance et la vitalité de la pensée
de ces auteurs, Michael Löwy constitue, lui-même, surtout après sa redécouverte
de Walter Benjamin à partir de la fin des années 1970, un représentant
contemporain très original de cette « tradition » intellectuelle,
prenant leur critique de la modernité d’un point de vue que l’on peut qualifier
de « marxiste-libertaire », car il met l'accent – beaucoup plus que
les « marxistes-wébériens » du passé - sur la centralité de la lutte
pour la liberté contre la subordination de l'humanité au cercle vicieux du fétichisme
de la marchandise, de la rationalité instrumentale et du despotisme de l’État
bureaucratique (les “chaînes en papier” de Kafka).
D’où
également le caractère « romantique révolutionnaire » de l'interprétation
de Michael Löwy (Cf. son livre Révolte et
Mélancolie, écrit avec Robert Sayre) de cette critique
marxiste-wébérienne-libertaire de la modernité, qui la prend comme une critique
radicale du « désenchantement du monde » et de l'idée même de progrès
et de « domination de la nature » - raison pour laquelle elle peut
servir, à son avis, de point de départ pour la construction d'une perspective
éco-socialiste contemporaine. Ce « pessimisme révolutionnaire » - comme dirait
Benjamin dans son essai sur les surréalistes (1929) – est la pierre angulaire des
propositions de Michael Löwy autour du renouvellement du marxisme, par
opposition à l'optimisme rationaliste et hégélien des idéologies du progrès. En
ce sens, Löwy s'oppose fortement aux interprétations marxistes
« orthodoxes » de l’œuvre wébérienne – comme celle de Lukács dans les
années 1950, pour qui Weber est un des multiples représentants du processus de
« destruction de la raison » caractéristique de la culture allemande
pré-nazie. Certes, Michael Löwy exagère parfois dans la direction opposée, avec
une lecture trop généreuse et sélective de Weber (et d'autres auteurs). Mais
c'est peut-être le risque à prendre pour une mise à jour substantielle de la
critique marxiste du capitalisme contemporain. Son originalité – et de cet
ouvrage - résulte de sa disposition à prendre ce risque, sans crainte de
l'hérésie.