samedi 24 janvier 2015

Une note de lecture de Fabio Mascaro Querido sur Michael Löwy





 

Sur Michael Löwy, La cage d'acier - Max Weber et le marxisme wébérien, Stock, 2013

Fabio Mascaro Querido




À la fois marxiste militant et wébérien érudit, Michael Löwy s’est engagé, au cours des dernières décennies, dans une tentative pour intégrer, à la lumière de la pensée dialectique, des aspects importants du diagnostic critique de Max Weber sur la modernité. C’est grâce à une “lecture anticapitaliste” du sociologue allemand qu’il reprend - dans La Cage d’Acier. Max Weber et le marxisme wébérien - un courant souterrain du marxisme occidental, le « marxisme wébérien » (ainsi désigné par Merleau-Ponty), dont la critique de la rationalité instrumentale et des « eaux glacées du calcul égoïste » (Marx) semble aujourd’hui encore plus actuelle, face à la domination contemporaine effrénée et impitoyable du système capitaliste sur l’humanité.


Comme on peut le voir dans le premier des six chapitres du livre, Michael Löwy ne minimise pas les différences (ni même les antagonismes) méthodologiques et surtout politiques entre Marx et Weber. Pour Löwy, ces différences sont frappantes dans leurs analyses des origines du capitalisme. Tandis que Marx « rend compte de l’origine du capitalisme moderne à travers le concept d’ « accumulation primitive du capital » (p.18), qui met en évidence le rôle central des facteurs extra-économiques dans la formation du capital, tels que l’expropriation violente des paysans par les enclosures, le trafic d’esclaves et le brutal pillage des colonies, Weber soutient, en revanche, l'hypothèse que le développement du capitalisme depuis le XVIIe siècle est le résultat de l’éthique du travail, de l’effort et de l’épargne ascétique de certains capitalistes, encouragés par le puritanisme calviniste – une explication compatible avec le discours d’autolégitimation des propriétaires du capital.
Toutefois, du point de vue méthodologique, quant à la mise en relation du fait religieux - notamment du protestantisme – et du capitalisme, les divergences entre les deux penseurs sont plus nuancées que ce qui a souvent été supposé par les analyses des érudits du XXe siècle. Grâce à une lecture dialectiquement raffinée de Marx, Michael Löwy défend l’idée que l’auteur allemand ne fait jamais de la religion un simple « reflet » des conditions matérielles, tandis que Weber, lui-même, reconnaît l’influence des conditions économiques et sociales sur l’ascèse protestante. Au fond, pour Löwy – à l'encontre des lectures marxistes simplistes de Weber -, malgré « certains passages qui se présentent explicitement […] comme un défi au matérialisme historique en lui opposant un rapport causal ‘spiritualiste’ », l’œuvre célèbre du sociologue de Heidelberg n’affirme ni la primauté du facteur économique (« matériel »), ni celle du religieux (« spirituel »). Il s’agit plutôt d’une étude profonde de la relation réciproque, selon Löwy, « entre ces deux structures culturelles [...] qui ne soucie guère de la question de la primauté » (p.28).
C'est dans cette perspective que Michael Löwy peut souligner les affinités et les « complémentarités » entre les deux penseurs allemands, autour d’une analyse commune du capitalisme qui intègre le rôle des classes sociales et de l'État dans la formation d'un système dans lequel les individus sont dominés par des abstractions et des relations impersonnelles et « chosifiées ». Ainsi, au lieu de réaffirmer encore une fois « l'abîme » épistémologique (pour ne pas dire « ontologique ») entre ces auteurs, Michael Löwy les rapproche – dans le deuxième chapitre - à la lumière de leur critique du capitalisme moderne, privilégiant dans l’interprétation de Weber « son pessimisme culturel, son diagnostic impitoyable de la civilisation capitaliste bureaucratique – ‘dure comme l’acier’ – et sa sombre prémonition de l’avenir qu’elle nous prépare » (p.9).
Ce diagnostic critique de la civilisation moderne apparaît notamment dans les dernières pages de L'Éthique Protestante..., où Max Weber élabore le plus nettement la célèbre allégorie de la « cage d’acier » (selon l’inexacte traduction popularisée par Talcott Parsons), ou de « l’habitacle dur comme l’acier » (comme préfère Löwy). Il s’agit, pour Löwy, d’une allégorie de la civilisation capitaliste industrielle moderne, donc, d’un diagnostic du présent, et non d’une prévision des conséquences futures du processus de bureaucratisation. Il s’agit, en conséquence, d’une allégorie dans le sens que donnait Walter Benjamin à ce concept dans le livre Origine du drame baroque allemand, dans laquelle « la facies hippocratica de l’histoire s’offre au regard du spectateur comme un paysage primitif pétrifié » (p.72). 
Le concept d’ « affinité élective » – analysé par Michael Löwy dans le troisième chapitre, qui ouvre la deuxième partie du livre – révèle, chez Weber, une tentative pour dépasser l’approche traditionnelle de la causalité, et « contourner ainsi le débat sur la primauté du ‘matériel’ ou du ‘spirituel’ » (p.80). C'est pour cela que ce concept (transplanté par Goethe de l’alchimie au terrain social de la spiritualité humaine) occupe, pas par hasard, une place centrale dans L’Éthique Protestante, même s’il n’est directement mentionnée que trois fois. Ce concept – encore peu étudié pasr les experts de Weber – permet de comprendre, dans la perspective de Michael Löwy, « un certain type de conjonction entre phénomènes apparemment disparates » (p.96), dont la dynamisation dépend toujours de conditions historiques et sociales concrètes. Pour ces raisons, Löwy considère que ce concept peut constituer une « approche nouvelle » dans le champ de la sociologie de la culture, encore peu exploré. C’est exactement ce que Löwy a fait lui-même dans Rédemption et Utopie, son étude sur la culture juive en Europe Centrale, où il cherche à montrer les affinités électives entre messianisme libertaire et romantisme anticapitaliste telles qu'elles apparaissent dans l'œuvre de plusieurs intellectuels juifs du début du XXe siècle.
Dans le quatrième chapitre de la deuxième partie du livre, en explorant les hypothèses wébériennes à cet égard, Löwy se propose – dans une démarche très intéressante – de reconstituer le « chapitre manquant de [la] sociologie des religions [de Weber], que l’on pourrait intituler ‘L’éthique catholique et l’esprit du capitalisme’ » (p.99). Au travers des quelques suggestions de Weber à ce sujet, Michael Löwy développe un « sous-texte », un « contre-argument », qui n’est que suggéré par le sociologue allemand dans L'Éthique Protestante et d’autres textes, à savoir : contrairement au protestantisme, l’éthique catholique - en dépit du rôle de l'Eglise en tant qu'institution et de ses compromis avec la société bourgeoise consolidée – « est peu favorable à l’esprit du capitalisme ». Il existerait, entre l’univers réifié, impersonnel et « a-éthique » du capitalisme et l’éthique catholique, selon Löwy, une sorte d’ « antipathie culturelle », c’est-à-dire, une sorte d’affinité négative. Ce n'est pas par hasard qu’a prospéré, notamment en France, et surtout en Amérique Latine, au XXe siècle, une « tradition anticapitaliste catholique », dont l'expression la plus célèbre a été la théologie de la libération – qui n’est pas un simple prolongement de l’anticapitalisme traditionnel de l’Église ou de sa version française, mais la création « d’une nouvelle culture religieuse », exprimant les conditions particulières de la région : « capitalisme dépendant, pauvreté massive, violence institutionnalisée [et] religiosité populaire » (p.122).
Dans la troisième - et peut-être la plus intéressante - partie du livre, qui contient les deux derniers chapitres, Michael Löwy révèle comment le développement inéluctable du capitalisme industriel dans l’Allemagne des premières décennies du XXe siècle a provoqué - chez les intellectuels - l'émergence d’une atmosphère de méfiance presque généralisée à l'égard de la modernité. C'est dans ce contexte, que Löwy a étudié en détail dans sa thèse de doctorat d'État sur ​​l'évolution politique du jeune Lukács, qu’émerge le pessimisme wébérien, et à partir duquel se développera plus tard, « dans la République de Weimar, une constellation intellectuelle, essentiellement composée d’auteurs juifs de culture allemande, qui va produire un ensemble de lectures anticapitalistes – ainsi que, dans une large mesure, antiprotestantes ou anticalvinistes - de l’auteur de L´Éthique Protestante » (p.127). C’est notamment le cas de penseurs comme Ernst Bloch, Walter Benjamin et Ernst Fromm, qui utilisent « des arguments ambivalents de Weber pour lancer une attaque en règle, d’inspiration socialiste/romantique, contra la religion capitaliste » (p.127).
Presque au même moment historique, comme le montre Löwy dans le sixième et dernière chapitre, avec l’œuvre majeure du jeune Lukács, Histoire et Conscience de Classe (ouvrage qui a été très important dans la formation intellectuelle de Löwy) naîtra effectivement ce qu’il appelle – reprenant le terme inventé par Merleau-Ponty – le « marxisme wébérien », qui connaîtra un nouveau souffle avec les premiers représentants de l'École de Francfort (Adorno, Horkheimer et, d’une certaine façon, Marcuse). Plus que chez Bloch, Benjamin et/ou Fromm, certains thèmes et catégories de l'œuvre du sociologue de Heidelberg vont occuper une place stratégique dans le « marxisme wébérien » de Lukács, Adorno et/ou Horkheimer. Avec Jürgen Habermas, d’autre part, on peut constater, selon Löwy, une « sortie du marxisme-wébérien ». Surtout dans son œuvre majeure, La Théorie de l’action communicationnelle, de 1981, il s’éloigne « considérablement » de cette tradition, en proposant – à l'aide du concept de « rationalité communicationnelle » - une réconciliation avec les normes de la modernité « réellement existante » (p.180). En se dissociant du pessimisme wébérien, ainsi que de la critique marxiste du capitalisme, Habermas aspire à la réactivation de l’utopie bourgeoise de la raison et du « projet inachevé de la modernité », par opposition au « constat brutal de Weber sur la contradiction irréductible des valeurs et son analyse des résultats aliénants de la rationalité instrumentale » (p.188).
Or, comme on l’a vu, en plus de réaffirmer l'importance et la vitalité de la pensée de ces auteurs, Michael Löwy constitue, lui-même, surtout après sa redécouverte de Walter Benjamin à partir de la fin des années 1970, un représentant contemporain très original de cette « tradition » intellectuelle, prenant leur critique de la modernité d’un point de vue que l’on peut qualifier de « marxiste-libertaire », car il met l'accent – beaucoup plus que les « marxistes-wébériens » du passé - sur la centralité de la lutte pour la liberté contre la subordination de l'humanité au cercle vicieux du fétichisme de la marchandise, de la rationalité instrumentale et du despotisme de l’État bureaucratique (les “chaînes en papier” de Kafka).
D’où également le caractère « romantique révolutionnaire » de l'interprétation de Michael Löwy (Cf. son livre Révolte et Mélancolie, écrit avec Robert Sayre) de cette critique marxiste-wébérienne-libertaire de la modernité, qui la prend comme une critique radicale du « désenchantement du monde » et de l'idée même de progrès et de « domination de la nature » - raison pour laquelle elle peut servir, à son avis, de point de départ pour la construction d'une perspective éco-socialiste contemporaine. Ce « pessimisme révolutionnaire » - comme dirait Benjamin dans son essai sur les surréalistes (1929) – est la pierre angulaire des propositions de Michael Löwy autour du renouvellement du marxisme, par opposition à l'optimisme rationaliste et hégélien des idéologies du progrès. En ce sens, Löwy s'oppose fortement aux interprétations marxistes « orthodoxes » de l’œuvre wébérienne – comme celle de Lukács dans les années 1950, pour qui Weber est un des multiples représentants du processus de « destruction de la raison » caractéristique de la culture allemande pré-nazie. Certes, Michael Löwy exagère parfois dans la direction opposée, avec une lecture trop généreuse et sélective de Weber (et d'autres auteurs). Mais c'est peut-être le risque à prendre pour une mise à jour substantielle de la critique marxiste du capitalisme contemporain. Son originalité – et de cet ouvrage - résulte de sa disposition à prendre ce risque, sans crainte de l'hérésie.