La crise et les conditions d’exploitation du travail en Europe
Laurent Garrouste
La nouvelle phase de crise économique généralisée
ouverte en 2008 a précipité un certain nombre d’évolutions dans les conditions
d’emploi et de travail des salariés en Europe. Ces évolutions étaient certes
largement engagées dans nombre de pays mais se heurtaient à de multiples
obstacles, variables suivant les situations nationales. Les développements de
la crise ont été délibérément utilisés par les classes dominantes pour faire
sauter certains verrous et engager un programme de « réformes
structurelles du marché du travail » de longue portée.
Dans certains cas, l’exemple de la Grèce est ici paradigmatique, ces changements ont été imposés de l’extérieur par la Troïka (FMI, BCE, Commission européenne), dans d’autres ce sont les gouvernements nationaux qui ont utilisé un contexte largement favorable pour opérer des bouleversements sans précédent du droit du travail et de la protection sociale. L’ensemble de ces évolutions s’inscrit dans le cadre néolibéral de la construction de l’Union européenne. Loin d’être un cadre de coopération et d’harmonisation vers le haut des droits sociaux, l’UE est « une zone économique profondément hétérogène où le dumping social et fiscal règne en maître »[1].
Les conditions de l’élargissement de l’Union réalisé en 2004 ont ainsi eu pour effet d’accroître la concurrence entre travailleurs dans l’espace du grand marché unique.
Dans certains cas, l’exemple de la Grèce est ici paradigmatique, ces changements ont été imposés de l’extérieur par la Troïka (FMI, BCE, Commission européenne), dans d’autres ce sont les gouvernements nationaux qui ont utilisé un contexte largement favorable pour opérer des bouleversements sans précédent du droit du travail et de la protection sociale. L’ensemble de ces évolutions s’inscrit dans le cadre néolibéral de la construction de l’Union européenne. Loin d’être un cadre de coopération et d’harmonisation vers le haut des droits sociaux, l’UE est « une zone économique profondément hétérogène où le dumping social et fiscal règne en maître »[1].
Les conditions de l’élargissement de l’Union réalisé en 2004 ont ainsi eu pour effet d’accroître la concurrence entre travailleurs dans l’espace du grand marché unique.
Loin de résorber le chômage et la précarité, la
généralisation des politiques d’austérité les nourrissent en permanence,
accentuant ainsi la pression sur les salaires, les revenus, et les conditions
de travail. L’accentuation de l’exploitation économique du travail est un fait
bien établi. Au cours des deux dernières décennies la part des salaires dans la
valeur ajoutée a baissé dans la plupart des pays européens. Nous voudrions ici
insister sur deux aspects déterminants des évolutions en cours, même s’il est
toujours difficile de disposer d’une vue à la fois d’ensemble et des
différentes situations nationales : la transformation des droits du
travail dans les pays européens depuis 2008, et la détérioration des conditions
de travail que le tournant engagé au niveau de l’Union sur ce terrain risque
d’accentuer.
Les droits
du travail comme cible
Cela fait certes belle lurette que dans de nombreux
pays le poids du chômage et de la précarité tend à transformer pour des
secteurs entiers du salariat le droit du travail en « droit de
papier ». Il est en effet évident qu’un travailleur précaire a bien du mal
à exercer ses droits dans un contexte où il risque d’être remercié du jour au
lendemain. Cet effet d’autolimitation s’étend aussi à de nombreux salariés en
contrat à durée indéterminée confrontés à un risque nullement imaginaire de
perdre leur emploi. Le patronat utilise d’ailleurs désormais de plus en plus
ouvertement et cyniquement le chantage à la délocalisation pour obtenir
l’accord des organisations syndicales d’entreprise à la réduction des droits
collectifs acquis.
Reste que cet engourdissement du droit du travail ne
pouvait satisfaire les classes dominantes, qui depuis plusieurs décennies
mènent une offensive résolue contre les droits des travailleurs arrachés durant
les décennies de combat antérieures. La victoire remportée par Margaret
Thatcher contre la classe ouvrière britannique constitue de ce point de vue à
la fois un tournant et un modèle. Bien entendu, entre le début des années 1980
et 2008 bien des évènements sont intervenus, la situation des droits des travailleurs
se détériorant globalement selon les rythmes spécifiques aux divers contextes
nationaux, tous sous une pression constante d’une interminable crise économique
et sociale. Les régressions d’ampleur n’ont pas attendu cette date, que l’on
pense par exemple aux lois Hartz en Allemagne. Ce qui frappe cependant depuis
2008, c’est la simultanéité des assauts menés et la volonté de franchir coûte
que coûte certains seuils dans les reculs infligés au salariat.
L’exemple de la Grèce doit ici être développé[2].
La Troïka a en effet conditionné ses aides financières successives à l’adoption
de réformes structurelles de grande portée, selon la méthode précédemment
éprouvée dans de nombreux pays du Sud par le FMI et la Banque mondiale durant
les décennies antérieures, avec les résultats désastreux que l’on sait pour les
peuples. Au sein de ces réformes le bouleversement du droit du travail
constitue une pièce centrale. Les engagements entre le gouvernement grec et ses
créanciers ont été récapitulés dans des décisions du Conseil de l’UE, organe
regroupant les chefs de gouvernements ou leurs ministres. Dans sa décision du 8
juin 2010, le Conseil indique que la Grèce doit engager « une réforme de la législation sur la
protection de l’emploi pour relever le seuil minimal pour l’application des
règles en matière de licenciements collectifs et diminuer le niveau global des
indemnités de licenciement », « pour allonger à un an la période d’essai pour les nouveaux emplois »,
« pour faciliter le recours à des
contrats temporaires », adopter « une loi sur les salaires minimaux afin d’introduire des salaires
inférieurs au minimum légal pour les groupes à risque tels que les jeunes et
les chômeurs de longue durée, et instaurer des mesures garantissant que les
salaires minimaux actuels restent fixes en termes nominaux pendant trois ans ».
La décision du Conseil du 12 juillet 2011 demande au gouvernement grec de
prendre « des mesures
supplémentaires pour permettre
l’adaptation des salaires en fonction des conditions économiques, notamment :
la suspension de l’extension des conventions collectives de branche et
sectorielles, et du principe de faveur durant la période d’application de la
stratégie budgétaire». Elle demande également la suppression « des obstacles au recours accru aux contrats
à durée déterminée ». Ce programme va être mis en œuvre par une série
de lois : les lois du 6 mai 2010 et du 15 juillet 2010 ont ainsi fait
passer l’effectif minimum de l’entreprise concernée par le déclenchement de la
procédure de licenciement économique de 20 à 150 salariés. La loi du 12
novembre 2012 a réduit la durée du préavis maximale de 24 mois à 4 mois. La loi
du 17 octobre 2010 introduit une période d’essai d’un an pour tout nouveau
contrat à durée indéterminée conclu, une disposition qui n’est pas sans
rappeler les contrats nouvelles embauches (CNE) et contrats première embauches
(CPE) introduits par le gouvernement de droite français en 2006, qui avait dû
alors faire machine arrière face à une mobilisation gigantesque de la jeunesse
et des salariés. La loi du 1er juillet 2011 autorise le
renouvellement illimité des CDD à condition que chaque renouvellement soit
justifié par une raison objective. Cette même loi a introduit des contrats
d’acquisition d’une première expérience professionnelle pour les jeunes entre
18 et 25 ans assortis d’un salaire inférieur de 20% au salaire minimum
applicable. Cette disposition sera cependant de courte durée puisque
l’ordonnance du Conseil des ministres du 28 février 2012 a réduit le salaire
des jeunes de moins de 25 ans de 32% par rapport au salaire minimal applicable
à leur catégorie. Cette même ordonnance a réduit par ailleurs le salaire
minimum de 22%. Il est important de noter que cette réduction par ordonnance
est intervenue alors même qu’en Grèce la fixation du salaire minimum relevait
de la négociation collective nationale interprofessionnelle violant ainsi
l’autonomie collective des parties syndicales et patronales. Finalement, la loi
du 12 novembre 2012 dispose que la fixation du salaire minimum relève désormais
du pouvoir réglementaire. Le dynamitage du cadre de la négociation collective
n’en est cependant pas resté là. La loi du 14 février 2012 et l’ordonnance du
28 février 2012 ont ainsi engagé la remise en cause de toutes les conventions
collectives. Il est ainsi prévu que toutes les conventions de branche se
transforment automatiquement en conventions collectives à durée déterminée de 3
ans maximum. A l’issue de ce délai, si aucune nouvelle convention n’a été
signée dans les 3 mois, les salariés ne pourront prétendre qu’au salaire
minimum prévu par la convention de branche échue. Le bouleversement n’aurait
pas été complet sans le renversement total de la hiérarchie des normes tenté
par la loi. La loi du 6 mai 2010 prévoyait ainsi que les accords d’entreprise
peuvent comporter des dispositions plus défavorables que les accords de
branche, eux mêmes pouvant comporter des dispositions plus défavorables que les
accords nationaux interprofessionnels. Aucun domaine n’a été exclu de cette
faculté de déroger de manière plus défavorable au niveau de l’entreprise[3].
Toutefois, la loi du 27 octobre 2011 est revenu partiellement sur cette faculté
de dérogation générale au niveau de l’entreprise.
Si nous avons longuement détaillé le cas grec c’est
qu’il a à l’évidence valeur de laboratoire. Il transcrit le programme
néolibéral de manière presque pure et parfaite : abaissement du coût du
travail, suppression des avantages conventionnels, dynamitage du cadre de la
négociation collective par le renversement de la hiérarchie des normes et la
fin du principe de faveur, élargissement du pouvoir de licencier sans
contrainte et à moindre coût pour l’employeur (facilitation des licenciements
économiques, période d’essai d’un an), promotion délibérée de la précarité. Ce
programme n’est bien sûr pas une surprise. Ses lignes de force sont celles qui
structurent les réformes du marché du travail depuis plusieurs décennies dans
l’ensemble des pays européens et au-delà. Il s’agit d’un concentré de la potion
miracle préconisée à longueur de rapports par le FMI ou l’OCDE. Une dimension
doit cependant être soulignée : la volonté de centrer la négociation
collective au niveau de l’entreprise est une orientation fondamentale de
l’offensive capitaliste contre le droit du travail. Il s’agit de permettre de
déroger au niveau de l’entreprise aux règles conventionnelles de rang
supérieur, mais aussi pour reprendre un terme du juriste du travail français
Alain Supiot de « féodaliser » le droit du travail, l’employeur
restant mettre des règles applicables chez lui, où il dispose sauf cas
exceptionnel du rapport de force le plus favorable. Ce projet équivaut à une
mise en concurrence sociale directe des entreprises d’une même branche dans un
même pays. Une dynamique difficilement maîtrisable lorsqu’elle est enclenchée –
suscitant des réticences d’importants secteurs patronaux-, mais qui pourrait
s’imposer dans le cas où les rapports de
force sociaux permettent une purge sociale, y compris contre la volonté de certains
secteurs des classes dominantes. Cependant, il semble que pour l’heure en Grèce
la dynamique n’ait pas été complètement engagée. De ce point de vue les
réformes engagées en Italie et en Espagne semblent être allées plus loin.
Ces réformes « contraintes » n’ont en effet
pas touché que la Grèce mais aussi l’Irlande, le Portugal ou l’Italie par
exemple. La loi du 14 septembre 2011 en Italie prévoit la possibilité de
déroger par accord d’entreprise à des dispositions légales ou conventionnelles,
y compris en ce qui concerne les licenciements collectifs. Au Portugal, un
accord interprofessionnel est intervenu le 22 mars 2011 entérinant une baisse
des indemnités de licenciements en cas de licenciements collectifs. Un accord
tripartite signé le 16 janvier 2012 prévoit l’augmentation du nombre maximal
d’heures supplémentaires, la diminution des majorations des heures
supplémentaires, ou encore l’extension des motifs légaux de licenciement. En
Espagne, les lois de réforme du marché du travail se sont succédées. La loi du
10 février 2012 prévoit notamment la réduction de l’indemnisation du
préjudice en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, la réduction
des indemnités versées en cas de licenciements économiques, l’introduction de
la possibilité de licenciements économiques collectifs dans les organismes
publics et dans les administrations, l’introduction de la possibilité pour les
salariés à temps partiel de réaliser des heures supplémentaires et non
seulement des heures complémentaires, l’extension de l’annualisation du temps
de travail, la suppression de l’autorisation administrative pour procéder à du
chômage partiel ou à une réduction temporaire de la durée du travail,
l’introduction d’un nouveau type de contrat de travail utilisable dans les
entreprises de moins de 50 salariés assorti d’une période d’essai d’un an, la
limitation à deux ans de la validité des conventions collectives arrivées à
échéance et non remplacées, la primauté des accords d’entreprise sur les
accords de rang supérieur en ce qui concerne les clauses relatives notamment à
l’organisation du temps de travail, la durée du travail, la rémunération, la
mobilité interne.
D’importantes réformes sont aussi intervenues par
exemple dans la plupart des pays de l’Est européen. En République tchèque,
plusieurs dispositions sont entrées en vigueur à compter du 1er
janvier 2012 dérégulant le temps de travail. En Estonie, une loi de décembre
2008 prévoit par exemple la possibilité de conclure des CDD de 5 ans, la
possibilité de réduction du salaire en cas de circonstances exceptionnelles, la
facilitation de la procédure de licenciement économique, la prise en charge par
l’Etat d’une partie du coût des indemnités de licenciement économique. En
Hongrie le code du travail a été amendé en juin 2009 afin de rendre plus
flexible le temps de travail : possibilité d’augmenter la durée du travail
hebdomadaire avec accord du salarié, possibilité d’augmenter le quota annuel
d’heures supplémentaires avec accord du salarié. Une profonde révision du code
du travail a été engagée en octobre 2011. En Lituanie, le recours aux heures
supplémentaires a été facilité. En échange toutefois, les syndicats ont pu
obtenir une extension du droit de grève. En Roumanie, une loi de juillet 2011 a
profondément modifié le système de négociation collective : l’accord collectif
national servant de référence aux négociations à un niveau inférieur a été
aboli, les conventions de branche ont été remplacées par des conventions
collectives de secteurs applicables uniquement aux entreprises adhérant à une
organisation patronale signataire, la création d’un syndicat est subordonné à
la présence d’au moins 15 adhérents dans une même entreprise et non plus dans
une même branche –ceci alors que 90% des entreprises roumaines emploient moins
de 10 salariés, un syndicat ne pouvant négocier un accord d’entreprise que s’il
syndique plus de la moitié du personnel au lieu du tiers auparavant. Une autre
loi de mai 2011 a amendé le code du travail : la durée de la période
d’essai a été allongée, la durée maximale des CDD a été portée de 24 à 36 mois,
la possibilité pour l’employeur de réduire la durée du travail et la
rémunération de manière unilatérale en cas de réduction d’activité a été créée,
la possibilité de calculer la durée maximale de travail de 48 heures
hebdomadaires sur une période de référence de plusieurs mois a été instaurée,
ainsi que la possibilité de conclure deux contrats de travail avec un même
employeur, ou encore la limitation de la protection des représentants du
personnel[4].
Ces réformes intervenant dans des pays dont les différentiels de salaire avec
les autres pays européens, y compris avec les pays du Sud de l’Europe, ont pour
effet, faut-il le souligner, de maintenir l’écart plutôt que le résorber. Au 1er
janvier 2013, le salaire minimum dans les pays de l’Est (Pays Baltes, Pologne,
Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Croatie) varie de 157.5 euros
en Roumanie à 393 euros en Pologne, dans les pays du Sud de 566 euros au
Portugal, 684 euros en Grèce à 753 euros en Espagne, dans les autres pays de
1264 euros au Royaume-Uni, 1462 euros en Irlande, 1430 euros en France, et 1502
euros en Belgique.
La France n’échappe pas à l’effet dérégulateur de la
crise. Certaines réformes sont certes intervenues avant son déclenchement. De
retour au pouvoir en 2002, la droite a engagé des réformes importantes,
notamment une réforme des retraites en 2003, une profonde modification de la
hiérarchie des normes dans un sens du développement de la négociation
d’entreprise, et de l’atténuation du principe de faveur par des lois de 2004. A
partir de 2007, l’arrivée au pouvoir de Sarkozy entraîne une nouvelle offensive
qui permet à la classe dominante de surmonter l’échec rencontré en 2006 dans la
tentative de mise en place du contrat première embauche (CPE). Ainsi en 2008,
plusieurs grandes réformes interviennent. La loi du 25 juin 2008 introduit une
rupture conventionnelle du contrat de travail, permettant à un employeur de
rompre un contrat de travail sans motif dès lors qu’il obtient l’accord du
salarié, s’affranchissant ainsi de la plupart des règles régissant le droit du
licenciement. Ce dispositif va connaître un succès fulgurant. La loi du 20 août
2008 de réforme du temps de travail accroît la dérégulation et renforce la
possibilité de déroger par accord d’entreprise aux normes de rang supérieur. En
2007, 2008 et 2012, plusieurs réformes viendront limiter le droit de grève dans
certains secteurs traditionnellement combatifs du salariat français (cheminots,
éducation, transport aérien). Plusieurs autres réformes significatives sont intervenues
durant le quinquennat Sarkozy, en 2008 concernant les chômeurs, en 2009
concernant le travail dominical, ou encore en 2010 concernant la réforme des
retraites, remettant en cause à chaque fois les acquis sociaux existants. Mais
un coup d’accélérateur est survenu après le retour du Parti socialiste aux
affaires en 2012. La loi du 13 juin 2013 a incontestablement une grande ampleur
et correspond à des reculs très importants du droit du travail en France :
facilitation de la procédure de licenciement collectif, possibilité d’accord
dérogatoire majoritaire modifiant les contrats de travail, nouvelle étape dans
la remise en cause de la hiérarchie des normes et du principe de faveur,
limitation des prérogatives des institutions représentatives du personnel,
restriction de l’accès au juge[5].
Cette loi marque l’alignement libéral sur le terrain social de la
social-démocratie française. Elle approfondit la dynamique de dérégulation à
l’œuvre en France.
Aucun pays n’échappe à ces réformes structurelles. Un
de leurs traits majeurs est de faciliter le recours à la main d’œuvre salariée
en affranchissant l’employeur d’un maximum de contraintes. Il s’agit de pouvoir
utiliser un salarié quand cela est jugé nécessaire, pour le temps où cela est
jugé nécessaire, avec le moins de limitations possibles. Pour cela, il convient
de pouvoir déterminer les normes au niveau de l’entreprise et donc de limiter
les règles légales ou conventionnelles supérieures contraignantes. La réforme
du dispositif de négociation collective constitue alors une étape essentielle
pour déréguler, un verrou à faire sauter. Le temps de travail fait figure de
champ de bataille particulier de cette dérégulation, ce qu’il est depuis les
débuts du capitalisme comme Marx l’a longuement développé notamment dans le
livre I du Capital. Ainsi que l’a souligné un rapport de l’institut syndical
européen, « la question du temps de
travail est d’une importance particulière à cause de son utilisation comme un
mécanisme clé d’ajustement appliqué dans les réformes du marché du travail,
avant tout pour satisfaire les besoins des employeurs en termes de réductions de coût et de flexibilité
accrue ». Ce rapport souligne que les réformes concernant le temps de
travail visent un triple objectif : « permettre aux employeurs d’étendre la durée du temps de travail (en
étendant le durée maximale et en modifiant les dispositions relatives aux
heures supplémentaires et aux repos) ; à l’opposé, permettre aux
employeurs de raccourcir la durée du temps de travail ; enfin, permettre
aux employeurs d’adapter l’allocation des heures de travail en fonction de
leurs besoins »[6].
Nulle surprise donc, dans cette situation, que les discussions relatives à la
révision de la directive européenne de 2003 sur l’organisation du temps de
travail soient au point mort, la confédération européenne des syndicats ayant
renoncé à poursuivre la négociation en décembre 2012 face à l’intransigeance
patronale. L’importance déterminante du temps de travail tient évidemment à son
rôle dans l’accaparement par l’employeur du temps de travail non payé
générateur de plus-value. De même le cadre juridique du détachement des
travailleurs européens dans un autre pays de l’Union est profondément
insatisfaisant. La directive censée l’encadrer, et les conditions de son
application, n’empêchent pas aujourd’hui l’existence d’une concurrence ouverte
entre travailleurs à l’échelle européenne dans un certain nombre de secteurs.
C’est ainsi qu’une bonne partie des chantiers de construction dans un pays
comme la France est réalisée par des travailleurs venant des pays de l’Est de
l’UE. Les entreprises de ces pays gagnent les appels d’offre en jouant sur le
coût du travail. Elles sont contraintes d’appliquer la rémunération en vigueur
dans le pays du détachement (ce qui est loin d’être toujours respecté), mais
elles ne doivent payer que les cotisations sociales du pays d’origine, beaucoup
plus faibles. Au-delà d’une modification du cadre juridique, seul un processus
d’harmonisation sociale vers le haut permettrait de répondre véritablement
à ce problème. C’est l’inverse qui se
passe, nous venons de le voir. Sans compter que la Cour de justice de l’Union
(CJCE devenue CJUE) a rendu plusieurs arrêts ces dernières années facilitant la
mise en concurrence directe des règles sociales nationales entre elles[7].
Les recettes des différentes réformes présentées ci-dessus permettent tantôt
d’augmenter la plus-value absolue, tantôt d’augmenter la plus value relative
pour reprendre les catégories marxistes. Dans les deux cas, l’exploitation économique
du salarié s’accroît. Mais cette exploitation engendre aussi des conséquences
sur les conditions de travail, entraînant ainsi ce que l’on peut appeler une
hausse de l’exploitation physiologique du travailleur.
Détérioration
des conditions de travail : le renoncement européen
De nombreux indices tendent à montrer que les
conditions de travail se détériorent dans de nombreux pays européens. Cette
tendance est bien établie par différentes enquêtes. Les résultats de la
dernière enquête européenne sur les conditions de travail réalisée en 2010
montrent que la tendance à la détérioration des conditions de travail engagée
depuis le début des années 90 n’a pas été enrayée : « Le travail s’est intensifié dans la plupart
des pays européens au cours des vingt dernières années. Néanmoins, depuis 2005,
le travail ne s’est pas intensifié davantage au niveau global, la croissance de
l’intensité semblant s’être stabilisée à ce niveau élevé. »[8]
Ainsi, la proportion de travailleurs contraints de travailler selon des délais
serrés au moins un quart du temps a bondi de 49% en 1991 à 62% en 2010. La
proportion de travailleurs déclarant que leur rythme de travail dépend du
contrôle direct de leur supérieur hiérarchique est passée de 33 à 37% entre
2000 et 2010, la proportion de travailleurs devant respecter des normes
précises de qualité est passé de 69 à 74% dans le même intervalle. La
pénibilité physique du travail n’a pas non plus régressé. Corollaire logique de
l’intensification, le nombre de travailleurs européens déclarant effectuer des
mouvements répétitifs des mains et des bras a augmenté de 55 à 63% entre 2000
et 2010. D’autre part, la proportion de travailleurs effectuant de tâches
monotones a augmenté de 40 à 45% entre 1995 et 2010. Ces quelques chiffres
démystifient s’il en était besoin l’idée de la progression d’un travail
autonome et qualifié. Cette intensification stabilisée à un haut niveau a des
conséquences sur la santé physique et mentale des travailleurs. L’explosion des
risques dits psychosociaux en est une des traductions. Sans compter les
salariés « sous pression » (15% des salariés) et ceux « sans
reconnaissance ni soutien » (13%),
une étude récente concernant la France estime à 9% les salariés
« surexposés ». 75% de ces salariés estiment que leur travail risque
de nuire à leur santé contre 38% pour l’ensemble des salariés. Il apparaît par
ailleurs que de nombreux facteurs de risques psychosociaux ont augmenté entre
2007 et 2010. Il en est ainsi de l’absence de reconnaissance, des conflits de
valeurs, ou encore de la qualité empêchée[9]. La
dégradation des conditions de travail n’est certes pas brutale, mais elle est
continue. Encore faut-il attendre les résultats des prochaines enquêtes qui
prendront en compte la période écoulée depuis 2010. On risque alors d’observer
des éléments brutaux de dégradation de certains indicateurs. D’autant que dans
une série de pays, dégradation des conditions de vie et des conditions de
travail – pour ceux et celles qui gardent encore un emploi -, convergent.
Enfin, les résultats exposés plus haut doivent être analysés en prenant en
compte l’affaiblissement continu de l’emploi industriel en Europe, du fait de
son transfert partiel vers les pays du Sud. Ce transfert s’est accompagné d’un
transfert des risques correspondants vers des pays où la réglementation est
souvent bien plus faible. Les délocalisations correspondent alors en partie à
la recherche de gisements d’exploitation, donc de profits, pour les firmes du
Nord. L’exportation des déchets vers les pays du Sud constitue de ce point de
vue un cas exemplaire. Une partie des quelques 400 « villages du
cancer » chinois correspond à l’activité de traitement des déchets de
l’industrie électronique, en partie importés.
Cette dégradation des conditions de travail
s’accompagne d’une dégradation de la santé des salariés hommes et femmes. La
montée en puissance des troubles musculo-squelettiques liés au travail (tels
que dorsalgie, syndrome du canal carpien, tendinites, etc.) dans l’ensemble des
pays en témoigne suffisamment. Leur survenue résulte d’un cumul de facteurs
d’exposition à la fois psychiques et physiques dans un contexte
d’intensification. Les TMS permettent de mettre aussi en évidence un fait
largement occulté : les femmes sont autant et parfois plus exposés aux
risques professionnels que les hommes. La ségrégation sexuelle gouvernant la
division du travail expose certes les femmes et les hommes à des risques et des
cumuls de risques en partie différents. Mais elle n’aboutit pas à rendre plus
douce la situation des femmes. Une étude récente de l’agence nationale
d’amélioration des conditions de travail en France vient ainsi de montrer
qu’entre 2001 et 2012 les accidents du travail et de trajet ont fortement
augmenté pour les femmes tandis qu’ils régressaient pour les hommes. Sur la
même période les maladies professionnelles ont augmenté de 169.8% pour les
femmes et de 91.2% pour les hommes, les deux sexes étant désormais autant
affectés par ce fléau. Une étude menée en Allemagne auprès de 20 000
travailleurs en 2012 va dans le même sens : elle montre que les femmes
déclarent plus souvent souffrir de problèmes de santé liés à leur travail, et
sont plus nombreuses que les hommes à déclarer leur santé au travail comme
mauvaise.
Il ne fait donc guère de doute que l’exploitation
physiologique des salariés, hommes et femmes, - définie comme le fait de
soumettre le salarié à un travail non soutenable, c'est-à-dire d’utiliser sa
force de travail de manière à provoquer son usure ou sa détérioration, que ce
soit sur le court ou le long terme, avec pour résultat d’entraîner sa mort
précoce- a augmenté de manière continue depuis une vingtaine d’années de
concert avec l’exploitation économique. Il en résulte un accroissement des
inégalités sociales de santé et de mortalité[10].
L’enquête européenne de 2010 montre l’ampleur et la différenciation sociale de
l’usure au travail : moins de 60% de l’ensemble des travailleurs estiment
qu’ils pourront faire le même travail à l’âge de 60 ans, une proportion qui
tombe à 44% pour les ouvriers les moins qualifiés. Ces chiffres doivent être
mis en relation avec la série de réformes intervenues dans un grand nombre de
pays ayant reporté l’âge légal de départ à la retraite. Face à cette évolution,
l’attitude de l’Union européenne est le retrait sinon l’inertie. Alors que la
santé et la sécurité au travail constituaient l’une des rares lignes de force
d’une Europe « sociale » par ailleurs largement fantomatique, environ
trente directives ayant été adoptées entre 1974 et 2004, ce volet de la construction
européenne est en panne sèche sous les coups de boutoir du néolibéralisme
dominant. Peut-être est-on même à la veille d’un renversement par
affaiblissement des directives adoptées sur le sujet. La dernière stratégie
européenne pour la santé et la sécurité au travail est arrivée à échéance en
2012. Aucune nouvelle stratégie n’est venue la prolonger, une première depuis
1978. Fait symptomatique, la Commission européenne a annoncé le 2 octobre 2013
la suspension des travaux d’élaboration de toute nouvelle directive dans ce
champ. En pratique cela signifie, après 12 ans de travaux, l’abandon de toute
directive sur la prévention des TMS, pourtant un des problèmes de santé majeurs
en Europe, mais aussi le coup d’arrêt à la révision visant à renforcer la
directive sur les agents cancérogènes[11]. Ces
renoncements s’inscrivent dans le cadre du programme REFIT (Regulatory Fitness and Performance Program,
programme pour une réglementation allégée et performante) lancé au même moment
par la Commission, constituant une menace d’affaiblissement du cadre
réglementaire européen en santé et sécurité. L’objectif affiché est en effet de
créer un « environnement favorable aux affaires », d’alléger le
« fardeau administratif », et de « simplifier ». Il n’est
nullement exagéré de dire que la Commission, comme le Conseil, mènent la
politique du patronat sur la question de la sécurité et de la santé au travail.
Elle va même parfois au-delà. La Commission a ainsi renoncé à transcrire en
directive l’accord européen entre patronat et syndicats conclu dans le secteur
de la coiffure en avril 2012 dont l’objectif vise la prévention des risques
d’allergie, de maladies de la peau et de troubles musculo-squelettiques. Cet
accord, de portée pourtant bien limitée, a servi de cible et de prétexte à l’offensive
dérégulationniste en cours.
La question de l’exposition des travailleurs aux
produits chimiques, en particulier aux produits cancérogènes, mutagènes et
toxiques pour la reproduction est essentielle pour leur santé. Les études
récentes estiment qu’entre 8 à 12% des cancers auraient pour cause une
exposition dans le cadre du travail, ce qui signifie qu’entre 100 000 et
150 000 personnes meurent d’un cancer liés aux conditions de travail
chaque année dans l’UE. « Il ne fait
plus aucun doute aujourd’hui que le cancer représente la première cause de
mortalité due aux conditions de travail en Europe », estime Tony Musu
de l’Institut syndical européen[12].
L’adoption du règlement REACH en 2006 a constitué une avancée relative. Ce
règlement vise à évaluer les risques des substances mises sur le marché et en
soumettre certaines à autorisation, voire les interdire. Sa mise en œuvre est
cependant déficiente. L’évaluation repose sur les entreprises elles-mêmes et
seuls une très faible partie des dossiers sont vérifiés par sondage par
l’agence européenne des produits chimiques (ECHA). D’autre part, seulement 22
substances étaient soumises à autorisation début 2013 alors que les
organisations syndicales estiment le nombre de substances extrêmement
préoccupantes à 1500. S’agissant de la prévention des risques sur le terrain,
aucune avancée n’est survenue ces dix dernières années. Entre 2005 et 2010,
l’exposition aux substances chimiques des travailleurs européens s’est
accrue : 15.3% d’entre eux sont concernés contre 14.5% cinq ans
auparavant. L’évaluation de l’exposition aux produits cancérogènes elle n’est
pas connue avec précision sinon par des études nationales, la dernière étude
européenne datant de 20 ans. La directive existante ne couvre notamment pas les
substances toxiques pour la reproduction, ceci alors que de très nombreuses
études sont venues confirmer les dangers représentés par exemple par les
perturbateurs endocriniens.
Une vaste offensive des classes dominantes est en
cours dans l’ensemble de l’Union européenne contre les droits du travail tels
qu’ils s’étaient constitués au travers de plus d’un siècle de combats. Dans le
vaste remaniement des dominations à l’échelle mondiale engagé par l’apparition
de nouvelles puissances étatiques, les bourgeoisies européennes entendent
opérer une remise à plat des droits sociaux d’ampleur historique. Il s’agit
d’imposer une hausse brutale du niveau d’exploitation, quitte à accroître
l’usure et la mort précoce des travailleurs, femmes et hommes. Dans ce
contexte, même les règles relatives à la santé et la sécurité du travail
deviennent encombrantes. Les lignes de force de ces remises en cause sont
connues de longue date, et la moindre opportunité est exploitée, le cas échéant
avec une grande brutalité, comme le montre l’exemple de la Grèce. Ces attaques
sociales sont aussi des attaques démocratiques. Le reflux du droit du travail
conduit à un affaiblissement des pouvoirs des travailleurs et de leurs
organisations. Le projet vise à retourner le droit du travail au profit des
classes dominantes en domestiquant les organisations syndicales. La pénétration
des termes de « dialogue
social » et de « partenaires sociaux » dans le droit européen
comme dans les droits nationaux n’est de ce point de vue pas seulement une
question de vocabulaire mais correspond bien à une transformation profonde des
règles et des fonctions de la négociation collective, que traduit le primat de
plus en plus affirmé de la négociation collective d’entreprise. Celle-ci
devient de plus en plus un outil de pilotage social de l’entreprise par le
patronat s’éloignant de sa fonction historique d’accroissement et de
consolidation des droits des travailleurs. Loin d’être achevé, ce processus ne
s’enrayera que si les travailleurs et les citoyens parviennent à passer de la
résistance à l’offensive sur le terrain social comme politique.
[1] Attac et Fondation Copernic, Que faire de l’Europe ? Désobéir pour
reconstruire, Les liens qui libèrent, 2014.
[2] Nous reprenons ici des informations
présentées dans l’article suivant : Barbara Palli, Le droit du travail
confronté à la faillite de l’Etat : le cas de la Grèce, Droit social, n°1, janvier 2013, p. 4-16
[3] Il semblerait toutefois que ce
renversement ne puisse exercer pleinement ses effets faute pour le législateur
d’avoir abrogé d’autres dispositions du code du travail grec maintenant le
principe de faveur dans l’articulation des dispositions conventionnelles entre
elles.
[4] Ces différentes informations sont
tirées notamment de : Stefan Clauwaert and Isabelle Schömann, The crisis and national labour law
reforms : a mapping exercise, ETUI working paper 2012.04, march 2012.
Voir également le numéro de la revue Droit
ouvrier de février 2012 comportant un dossier consacré aux réactions du
droit du travail face à la crise.
[5] Voir notre article de février 2013 sur
le site de la revue Contretemps,
Laurent Garrouste, Accord national
interprofessionnel du 11 janvier 2013: vers un régime néolibéral du travail?
[6]
Carole Lang, Stefan Clauwaert and Isabelle Schömann, Working time reforms in tmes of crisis, ETUI Working Paper 2013.04,
2013, p. 6-7.
[7] Voir les arrêts suivants : CJCE
11 décembre 2007, affaire Viking, C-488/05, 2007, CJCE 18 décembre 2007,
affaire Laval, C-341/05, CJCE 3 avril 2009, affaire Ruffert, C-346/06, CJCE 19
juin 2008, Commission/Luxembourg, C-319/06. Pour une mise en persspective, voir
par exemple : Marie-Ange Moreau, Autour de la justice sociale :
perspectives internationales et communautaires, Droit social, n°3, 2010.
[8] Fondation européenne pour
l’amélioration des conditions de vie et de travail, 20 ans de conditions de travail
en Europe : premiers résultats à partir de la 5ème Enquête
Européenne sur les conditions de travail, 2012, p. 6, en ligne sur www.eurofound.europa.eu. La
dégradation résultant des chiffres que nous citons n’est pas le résultat de
l’inclusion des pays de l’Est dans le périmètre statistique. En effet, cette
dégradation s’observe également dans le cadre de l’ancien périmètre de l’Europe
des 12.
[9] Marilyne Becque, Les risques psychosociaux au travail, DARES Analyses, n°31, avril
2014.
[10] Pour une exposé de la notion
d’exploitation physiologique, une appréciation de son évolution récente et de
ses effets, voir : Laurent Garrouste, « De la lutte contre
l’exploitation physiologique à la transformation écosocialiste du
travail », in Vincent Gay (coord.), Pistes
pour un anticapitalisme vert, p.77-98, Syllepse, Paris, 2010. Voir aussi,
Laurent Garrouste, « La surexploitation du travail agricole », in
Laurent Garrouste, laurence Lyonnais, Roxanne Mitralias (coord.), Pistes pour une agriculture écologique et
sociale, p. 57-68, Syllepse, Paris, 2014.
[11] Laurent Vogel, « Stratégie
communautaire pour la santé et la sécurité : l’Europe en panne » HesaMag, n°7, 1er trimstre
2013, p. 6-11.
[12] Voir le dossier coordonné par Tony Musu,
Risque chimiques : inventaire après six ans de règne REACH, HesaMag, n°8, 2ème semestre
2013.