Sur George Orwell, Une vie en
lettres - Correspondance (1903-1950), trad. B. Hœppffner, Agone, 2014.
Gilles Bounoure
Peut-être en aurait-il été étonné lui-même, l’influence des
écrits d’Orwell demeure aujourd’hui considérable. Diffuse dans le grand public
attentif aux risques de surveillance à la « Big Brother » ou auprès des jeunes lecteurs de La Ferme des animaux, l’un des
classiques les plus utilisés dans l’enseignement de l’anglais, elle confine à
la passion érudite chez certains intellectuels qui voient dans le parcours et
les écrits politiques d’Eric Blair des leçons plus que jamais valables après
l’effondrement des « socialismes réels », et elle va jusqu’à inspirer
des travaux monographiques (La politique
selon Orwell, John Newsinger, même éditeur, 2006, Orwell ou l’horreur de la politique, Simon Leys, Plon, 2006, numéro
spécial de la revue Agone en 2011,
etc.) ou même des enquêtes au long cours, à l’instar de celle d’Isabelle
Aubenas, Le Quai de Ouistreham
(2010), hommage au Quai de Wigan
publié par Orwell en 1937.
Cette influence se mesure aussi à l’émoi que suscite la
moindre mesure pouvant rappeler la censure dont 1984 et Animal Farm
furent jadis l’objet (jusqu’en 1987 en URSS). N’apprenait on pas le 17 juillet
2009, grâce au New York Times,
qu’Amazon avait fait disparaître les livres d’Orwell de son catalogue d’éditions
électroniques, pour de simples raisons de droits d’auteur saurait-on ensuite ?
Plus récemment, RFI annonçait le 10 novembre
2014 qu’« au Caire, un étudiant a
été arrêté avec en sa possession le roman 1984, de l’écrivain
britannique George Orwell. La nouvelle a immédiatement enflammé les réseaux
sociaux égyptiens. L’affaire embarrasse considérablement le ministère de l’Intérieur »,
ce texte étant officiellement enseigné à l’université.
L’épais volume de
correspondance (670 pages) publié par Agone est la traduction d’une sélection
de lettres parue en 2010, à l’initiative de l’éditeur des œuvres complètes
d’Orwell en vingt volumes, Peter Davison, qui a veillé à ne retenir que les
plus significatives ou les moins connues d’entre elles – son avant-propos
donnant même le texte d’une notice autobiographique inédite. Très soigneuse,
l’édition française est munie d’une introduction, de notes, de notices
biographiques et d’un index des noms de correspondants, d’auteurs et même
d’animaux. Ainsi, selon ce qu’écrivait la première épouse d’Orwell le 1er
janvier 1938, « nous avons aussi un
caniche chiot. Nous l’avons nommé Marx pour nous souvenir que nous n’avions
jamais lu Marx, et à présent que nous avons un peu lu cet homme et que nous
l’avons tellement pris en grippe, nous ne pouvons plus regarder le chien quand
nous lui parlons. » Les graves difficultés matérielles auxquelles
était confronté le couple conduisirent à l’abandon du chiot, un temps « menacé d’être transformé en saucisses
au cas où il y aurait pénurie de nourriture. »
« Pénurie », revenus misérables, difficultés constantes avec les
éditeurs, telles furent les conditions à peu près constamment rencontrées par
Orwell après 1927, quand il eut décidé de vivre de sa plume. Le succès d’Animal Farm, publié en 1945, lui valut
un début d’aisance et beaucoup de surmenage, avec une notoriété qui lui fit
multiplier articles, lectures et correspondance, notamment avec les
antistaliniens se situant comme lui « plutôt à gauche », selon ses
propres termes. La tuberculose pulmonaire dont il sentait les atteintes dès
l’avant-guerre prit alors un tour plus alarmant. « Le 7 novembre 1947, un premier brouillon de 1984 est terminé », écrivent les
éditeurs, « mais Orwell est
tellement malade qu’il finit par devoir travailler au lit ». Le
brouillon définitif sera achevé un an plus tard, au prix de huit mois
d’hôpital, 1984 paraissant au
printemps suivant, non sans qu’Orwell ait dû protester contre la tentative de
l’éditeur américain de couper « environ
un cinquième ou un quart du livre ». En janvier 1950,
internationalement reconnu désormais, il était emporté par « une hémorragie massive des poumons ».
À côté d’un intérêt
biographique évident, faisant saisir les conditions dans lesquelles furent
conçus les ultimes chefs-d’œuvre d’Orwell, mais aussi son Hommage à la Catalogne et certains de ses grands articles, ce choix
de lettres ouvre également des fenêtres sur la vie de « l’opposition de
gauche » des années 1930-1940, confrontée au fascisme d’abord, au
stalinisme ensuite, ainsi qu’à toutes les difficultés pour faire entendre sa
voix, ou seulement pour s’accorder sur les sujets majeurs. De ce point de vue,
ce volume livre une contribution importante à la sociologie historique des
intellectuels « plutôt de
gauche », sinon même à l’histoire des idées dites « antitotalitaires ».