lundi 26 janvier 2015

Une note de lecture de Gilles Bounoure sur George Orwell






Sur George Orwell, Une vie en lettres - Correspondance (1903-1950), trad. B. Hœppffner, Agone, 2014.

Gilles Bounoure



Peut-être en aurait-il été étonné lui-même, l’influence des écrits d’Orwell demeure aujourd’hui considérable. Diffuse dans le grand public attentif aux risques de surveillance à la « Big Brother » ou auprès des jeunes lecteurs de La Ferme des animaux, l’un des classiques les plus utilisés dans l’enseignement de l’anglais, elle confine à la passion érudite chez certains intellectuels qui voient dans le parcours et les écrits politiques d’Eric Blair des leçons plus que jamais valables après l’effondrement des « socialismes réels », et elle va jusqu’à inspirer des travaux monographiques (La politique selon Orwell, John Newsinger, même éditeur, 2006, Orwell ou l’horreur de la politique, Simon Leys, Plon, 2006, numéro spécial de la revue Agone en 2011, etc.) ou même des enquêtes au long cours, à l’instar de celle d’Isabelle Aubenas, Le Quai de Ouistreham (2010), hommage au Quai de Wigan publié par Orwell en 1937.



Cette influence se mesure aussi à l’émoi que suscite la moindre mesure pouvant rappeler la censure dont 1984 et Animal Farm furent jadis l’objet (jusqu’en 1987 en URSS). N’apprenait on pas le 17 juillet 2009, grâce au New York Times, qu’Amazon avait fait disparaître les livres d’Orwell de son catalogue d’éditions électroniques, pour de simples raisons de droits d’auteur saurait-on ensuite ? Plus récemment, RFI annonçait le 10 novembre 2014 qu’« au Caire, un étudiant a été arrêté avec en sa possession le roman 1984, de l’écrivain britannique George Orwell. La nouvelle a immédiatement enflammé les réseaux sociaux égyptiens. L’affaire embarrasse considérablement le ministère de l’Intérieur », ce texte étant officiellement enseigné à l’université.



L’épais volume de correspondance (670 pages) publié par Agone est la traduction d’une sélection de lettres parue en 2010, à l’initiative de l’éditeur des œuvres complètes d’Orwell en vingt volumes, Peter Davison, qui a veillé à ne retenir que les plus significatives ou les moins connues d’entre elles – son avant-propos donnant même le texte d’une notice autobiographique inédite. Très soigneuse, l’édition française est munie d’une introduction, de notes, de notices biographiques et d’un index des noms de correspondants, d’auteurs et même d’animaux. Ainsi, selon ce qu’écrivait la première épouse d’Orwell le 1er janvier 1938, « nous avons aussi un caniche chiot. Nous l’avons nommé Marx pour nous souvenir que nous n’avions jamais lu Marx, et à présent que nous avons un peu lu cet homme et que nous l’avons tellement pris en grippe, nous ne pouvons plus regarder le chien quand nous lui parlons. » Les graves difficultés matérielles auxquelles était confronté le couple conduisirent à l’abandon du chiot, un temps « menacé d’être transformé en saucisses au cas où il y aurait pénurie de nourriture. »



« Pénurie », revenus misérables, difficultés constantes avec les éditeurs, telles furent les conditions à peu près constamment rencontrées par Orwell après 1927, quand il eut décidé de vivre de sa plume. Le succès d’Animal Farm, publié en 1945, lui valut un début d’aisance et beaucoup de surmenage, avec une notoriété qui lui fit multiplier articles, lectures et correspondance, notamment avec les antistaliniens se situant comme lui « plutôt à gauche », selon ses propres termes. La tuberculose pulmonaire dont il sentait les atteintes dès l’avant-guerre prit alors un tour plus alarmant. « Le 7 novembre 1947, un premier brouillon de 1984 est terminé », écrivent les éditeurs, « mais Orwell est tellement malade qu’il finit par devoir travailler au lit ». Le brouillon définitif sera achevé un an plus tard, au prix de huit mois d’hôpital, 1984 paraissant au printemps suivant, non sans qu’Orwell ait dû protester contre la tentative de l’éditeur américain de couper « environ un cinquième ou un quart du livre ». En janvier 1950, internationalement reconnu désormais, il était emporté par « une hémorragie massive des poumons ».



À côté d’un intérêt biographique évident, faisant saisir les conditions dans lesquelles furent conçus les ultimes chefs-d’œuvre d’Orwell, mais aussi son Hommage à la Catalogne et certains de ses grands articles, ce choix de lettres ouvre également des fenêtres sur la vie de « l’opposition de gauche » des années 1930-1940, confrontée au fascisme d’abord, au stalinisme ensuite, ainsi qu’à toutes les difficultés pour faire entendre sa voix, ou seulement pour s’accorder sur les sujets majeurs. De ce point de vue, ce volume livre une contribution importante à la sociologie historique des intellectuels « plutôt de gauche », sinon même à l’histoire des idées dites « antitotalitaires ».