Considérations et
réflexions sur la crise de « la gauche »
et sur les nouveaux
mouvements sociaux et citoyens internationaux
Christophe Ventura (*)
(* Christophe Ventura est animateur de l’association
Mémoire des luttes)
Dans un
précédent article[1],
nous tentions de mettre en lumière quelques évolutions actuelles des structures
de la mondialisation. Nous décrivions, en effet, comment le stade de
développement actuel du capitalisme correspond à une nouvelle phase, engagée il
y a une vingtaine d’années, de fragmentation géographique du système de production
et d’échanges, de dissociation des fonctions productives et financières à
l’échelle mondiale et de reconfiguration extensive de la circulation du capital.
Durant
ce laps de temps, l’environnement institutionnel et politique du capitalisme
s’est également modifié. Les formes et l’action des Etats ont évolué, de
nouvelles composantes institutionnelles et décisionnelles du capitalisme se
sont développées dans la sphère globale et
l’action de « la politique » dans les cadres nationaux s’est,
quant à elle, progressivement enfoncée dans une crise généralisée et
polymorphe. Sur fond de recul généralisé des valeurs de solidarité dans nos
sociétés, rien n’échappe à une dépression démocratique où l’esprit de
résignation le dispute désormais au
désenchantement. Et la vie publique de souffrir de multiples
affections : abstention massive et
structurelle, crise des partis issus du mouvement ouvrier et de la tradition
révolutionnaire, rejet des partis de gouvernement (sociaux-démocrates et
conservateurs), discrédit de la démocratie représentative elle-même dans un
contexte de forte corruption, haro sur les personnels politiques accusés d’être
responsables de tous les maux contemporains, montée en puissance concomitante
de formations d’extrême-droite qui, piochant goulûment et frauduleusement dans
le patrimoine idéologique et propositionnel de la gauche, prônent la
reconstitution d’intérêts économiques nationaux face au capital étranger, ainsi
qu’une certaine redistribution sociale pour les citoyen(nes) disposant de la
nationalité du pays[2].
Ces
tendances sont particulièrement douloureuses dans les pays européens qui retiendront
notre attention ici. Dans ce contexte, ce qui est communément appelé « la
gauche » (qu’elle soit politique, intellectuelle, syndicale ou sociale),
c’est-à-dire le courant politique et social issu des Lumières universalistes et
du socialisme, traverse un passage à vide durable. Elle est héritière de ses
réussites, notamment des avancées sociales et démocratiques déterminantes qu’elle
- ses composantes réformistes et révolutionnaires - a réussi à conquérir dans
le cadre du capitalisme industriel. Mais elle l’est également de ses échecs
historiques (le socialisme réel du XXe siècle
- composante révolutionnaire - ) et de ses renoncements au pouvoir
(accompagnement du néolibéralisme dans les cadres nationaux et dans la
construction européenne - composante
réformiste avec soutien partiel de la composante révolutionnaire selon les pays
- ). Désormais, « la gauche » est ramenée, sur le plan électoral, au
noyau de ses bases sociologiques minoritaires (fraction
du salariat stable du
secteur public et industriel, classe moyenne
intellectuelle progressiste).
Sur les
plans idéologique, culturel, social et électoral, la gauche n’incarne plus la
contestation du système. Cette contestation existe bel et bien, mais s’exprime par
les voies d’un vaste « travail du négatif » collectif. Ne représentant plus un espoir crédible, positif
et mobilisateur auprès des grandes masses
- toujours plus atomisées -, la gauche est à la peine au cœur d’une
époque où résonne dans les profondeurs populaires l’écho de la réflexion d’Antonio
Gramsci : « le malheur a habituellement
deux effets : souvent il éteint toute affection envers les malheureux et,
non moins souvent, il éteint chez les malheureux toute affection envers les
autres »[3]. Dans ces conditions, les formations
contestataires de droite et d’extrême droite captent une partie croissante de l’expression
politique des classes populaires et moyennes lorsqu’elles continuent de voter
pour rejeter « le système »[4].
La
gauche n’est plus ni un pays, ni une destination ou encore même ce voyage qui
constituait une source d’enchantement pour celles et ceux qui l’entreprenaient.
Elle n’est plus mouvement mais résistance et tente de tenir ses positions dans
le reflux. Or, tous ses théoriciens et acteurs le savent, seul le mouvement
accomplit la gauche. Sa composante ouvrière historique issue des luttes victorieuses
contre le capitalisme industriel est résiliente, mais s’épuise[5]. Quant à sa composante
apparue ces dernières années sous la forme de nouveaux mouvements sociaux et
citoyens divers, elle ré-agence et enrichit les ingrédients de la soupe
primitive de la gauche à partir des questions écologiques et démocratiques.
Elle le fait dans un rapport distancié aux traditions organisationnelles
antérieures, mais également théoriques avec la remise en cause du productivisme
et du « développementalisme ». Ses acteurs ne se reconnaissent que
très partiellement dans le fait d’appartenir à la famille de « la
gauche ». Plus généralement, ils refusent de se définir dans le cadre
d’une appartenance idéologique déterminée. Cette variante contestataire se
nourrit de l’énergie procurée par la multiplication de luttes politiques et
sociales sur les « territoires », aussi diverses sur le plan
politique que localisées. Elle se projette également dans la puissance en
trompe l’œil de mobilisations de masse (Balkans, Grèce, Espagne) qui trouvent
leur raison d’être dans un rejet croisé et inédit de l’austérité néolibérale, de
la corruption, des gouvernements et des institutions de la démocratie
représentative en général.
Pourtant,
aussi nombreux que rétifs à l’organisation politique et à la stratégie de
conquête et de subversion du pouvoir d’Etat, ces souffles d’indignation
impulsés par les jeunesses diplômées, précarisées et désaffiliées issues des
classes moyennes urbaines ne parviennent pas à se convertir en un sujet
solidifié, organisé et mobilisé en permanence, comme le fut, par construction idéologique
et stratégique, le mouvement ouvrier. De surcroît, ces mouvements
anti-systémiques ne le souhaitent pas. Ils rejettent les matrices idéologiques trop
intégrales, les stratégies électorales et les bureaucraties verticales qui,
pour techniquement indispensables qu’elles fussent dans tous les processus
révolutionnaires passés, les ont également nécrosé. Cette composante
contestataire impose au regard et à la mémoire de « la gauche » des
vérités douloureuses lorsqu’elle rappelle les échecs d’une stratégie du mouvement
ouvrier qui affirmait que le changement de la société interviendrait
mécaniquement par l’exercice du pouvoir d’Etat. Mais elle fait également la
démonstration que l’emprunt d’un chemin inverse comme stratégie de substitution
ne conduit pas, lui non plus, à la transformation de la société et de ses
structures[6], comme il n’immunise pas
contre des victoires massives de la droite aux élections. De plus, les classes
populaires réellement existantes ne
s’identifiant pas, ou que partiellement, à ces mouvements, à leurs combats et à
leur culture, ils ne disposent pas du combustible social qui leur permettrait,
tout en étant minoritaires dans la société, d’incarner une solution de
dépassement des contradictions économiques, sociales et politiques qui la travaillent.
Ces
questions alimentent les débats de la gauche et des mouvements sociaux, tout
comme elles nourrissent une crise de confiance entre ces deux composantes
constitutives de l’espace de contestation et de transformation. Dans ces
conditions, faut-il conclure à l’irréversible déclin de « la gauche » et
des forces de la transformation ? Cette contribution voudrait identifier plusieurs
évolutions du contexte « macro » politique et économique
dans lequel ces forces devront résoudre la multitude de problèmes qui s’impose à
elles.
De la souveraineté des Etats et des nouveaux
pouvoirs globaux
1.- Pour résoudre la crise du keynésianisme et la baisse des taux de
profits amorcés dans les années 1970, les Etats des pays du centre de
l’économie mondiale ont, dans une perspective de préservation des fondements de
l’ordre économique du capitalisme, organisé, peu à peu, une nouvelle phase
d’expansion du capital qui a pris la forme de l’avènement de la
financiarisation de l’économie. Dans ce cadre, ils ont facilité
l’autonomisation du capital de toutes contraintes imposées par les
gouvernements en s’appuyant sur deux leviers : la liberté des mouvements
de capitaux et la promotion du libre-échange. Dans ce mouvement, les Etats se
sont auto-dessaisis du pouvoir de contrôle qu’ils exerçaient, en matière
économique et financière, sur les forces du capital tandis que la classe
ouvrière imposait aux bourgeoisies un compromis social - au coût
environnemental élevé - dans le cadre du capitalisme industriel.
2.- Progressivement, à partir des
années 1980, les Etats des pays de la Triade (Europe, Etats-Unis, Japon) sont
entrés dans un nouveau cycle qui se poursuit et s’amplifie dramatiquement
aujourd’hui. Leurs politiques favorables aux intérêts marchands et financiers
ont certes abouti à l’enrichissement du capital, mais les ont peu à peu conduit
à ne plus être en mesure - ou de moins
en moins - d’assurer aux populations les contreparties du compromis keynésien
antérieur (emploi, Etat social, amélioration salariale, renforcement et
extension des droits collectifs et sociaux, etc.). Durant cette période, les
forces économiques étaient, en effet, soumises à la fiscalité, à des
obligations significatives en matière de contribution aux systèmes de
solidarité sociale, ainsi qu’à l’inscription de leur activité dans une
politique industrielle de développement. Incidemment, dans le cadre de cette
orientation visant à « libérer » le capital de ses obligations
(notamment fiscales) vis-à-vis de la collectivité, les Etats se sont progressivement
et lourdement endettés auprès des marchés financiers pour financer leurs
politiques publiques avec les ruineuses conséquences - économiques, sociales et
politiques - que nous connaissons
aujourd’hui.
Enfin,
entre les années 1980 et 2010, nous avons assisté à l’émergence et à
l’autonomisation d’institutions financières internationales qui se sont vues
confier des pouvoirs croissants d’impulsion et de gestion de l’économie en
dehors de tout contrôle démocratique (Fonds monétaire international, Commission
européenne, Banque centrale européenne, etc.). Ce phénomène connaît aujourd’hui
un développement tout aussi inédit que préoccupant avec l’apparition
d’ensembles juridiques supra-nationaux qui prétendent organiser les nouveaux rapports
entre les acteurs économiques et financiers et les Etats dans le cadre de la
négociation d’accords de libre-échange « méga-régionaux » ou
« méga-bi-régionaux ». On pense ici aux tribunaux d’arbitrage privés
qui statuent au-dessus des lois nationales en fonction de la primauté du droit
des investissements et de la concurrence sur tout autre. Dans le cadre
européen, la Cour de justice de l’Union européenne, qui dit le droit au-delà
des traités signés par les Etats, remplit également ce rôle.
3.- Dans ce nouveau contexte, les
gouvernements et les parlements nationaux, composantes incarnées et visibles
des Etats, et de surcroît seules « choisies » par les populations via
les mécanismes électoraux, révèlent comme ils alimentent à leur détriment
l’ampleur des contradictions dans lesquelles sont enfermés ces Etats.
Gouvernements et parlements ne contrôlent plus les forces économiques et
financières après en avoir organisé la nouvelle phase d’expansion temporaire
dans les années 1970 et 1980. Ils sont mêmes colonisés, comme les
administrations et tous les exécutifs régionaux ou locaux, par ces forces et/ou
leurs valeurs. Les intérêts du monde des affaires imprègnent les institutions,
les grandes écoles où sont formées les élites et les personnels médiatiques.
Pour sa part, la porosité entre les carrières d’affaires et les carrières
publiques s’accroit au sein des personnels de la haute administration et de la
vie politique. Mais, fait nouveau, les Etats sont, dans nos régions, confrontés
à une crise de fonctionnement générale et éprouvent de plus en plus de
difficultés à remplir une fonction qu’ils avaient jusque-là assurée: la
gestion, par des voies pacifiques, du contrôle du corps social. Ainsi, en
résolvant temporairement les contradictions du capital dans les années 1970 et
1980 par la libéralisation intégrale de ses activités et l’extension permanente
des domaines de la vie sociale « marchandisés » (transports,
alimentation, santé, éducation, environnement, etc.), les Etats ont enclenché
une double dynamique de perte de contrôle progressive de leurs instruments de
pilotage économiques et de régulation collective des sociétés (travail,
cohésion sociale, industrialisation, éducation, etc.). Ce faisant, les Etats
ont miné leur propre légitimité politique et morale, ainsi que leur puissance,
en abandonnant aux marchés une partie croissante des services qu’ils assuraient
aux populations et en renonçant aux leviers qui leur permettaient de garantir
et de développer leurs ressources.
3.a.-
Dorénavant, les impulsions économiques et financières sont déterminées
dans un schéma « globalisé » dans lequel les territoires étatiques ne
constituent plus qu’une pièce d’un puzzle productif, financier et décisionnel constitué
autour des « chaînes de valeurs ». Les Etats restent associés à
l’élaboration de politiques nécessaires à l’organisation des échanges
économiques et commerciaux, mais en lien avec les institutions financières
internationales, les agences et leurs experts, les représentants des banquiers
et des investisseurs qui participent directement aux instances politiques et
techniques internationales et nationales (gouvernements, administrations et
agences, entreprises publiques notamment). Cette technique de
« gouvernance » cherche à s’imposer comme le corps politique de
remplacement du peuple dans le champ « global »[7]. Ce nouveau maillage
consacre par ailleurs l’avènement d’une nouvelle administration mondialisée du
capitalisme significativement autonome des Etats. Constituée d’experts, de
cabinets conseils et d’affaires, de lobbyistes, de « spin doctors »,
d’ONG accréditées, etc., son influence croissante s’exerce sur toutes les
institutions et forge, par son action interne/externe, les régulations du
système en lieu et place de la délibération politique.
3-b.- Dans ce contexte, loin de
s’effacer, les Etats reconfigurent les
formes de leur intervention au service de l’expansion du capital et du
renforcement de l’ordre économique en se transformant en puissance de
production normative permettant de sécuriser et de fluidifier les flux entre
les marchés intérieurs, les marchés internationaux et le système financier
international. Ils se présentent comme des cordons
organiques, tout à la fois opérateurs du lien entre les populations et les
marchés internationaux et lignes de postes de surveillance du bon
fonctionnement général du système.[8]
4.- Les forces de gauche souffrent
d’un handicap lorsqu’elles accèdent, souvent en période de crise économique et
sociale aigüe, (partiellement) au pouvoir d’Etat. Au gouvernement, elles
subissent, sur le plan intérieur, l’action radicale des forces du système
(inertie ou, selon les configurations historiques, hostilité active de
l’administration, du secteur privé et bancaire qui jouit aujourd’hui de moyens
de pression financiers, fiscaux, juridiques inouïs, attaques médiatiques, etc.).
Sur le plan extérieur, elles souffrent, dans le cadre du système
inter-étatique, des contraintes imposées par la division internationale de la
production, des échanges et du travail. Dans ces conditions, l’expérience
historique indique que les forces de gauche exerçant le pouvoir d’Etat
privilégient en général le maintien de l’ordre social au développement des
troubles sociaux après avoir mobilisé une majorité sociale sur un programme de
ruptures radicales dans la phase de campagne pour l’accession au pouvoir. Ce
faisant, elles réduisent leurs ambitions programmatiques au profit de la
recherche de compromis avec une partie des forces dominantes[9]. Désormais, le poids de ce
passif accumulé au cours des expériences historiques d’exercice du pouvoir est
lourd auprès des opinions publiques. Ces expériences ont, dans un mouvement
contradictoire, modernisé et renforcé le système et ses logiques sur le temps
long tout en réduisant, dans certains cas,
l’intensité des dominations exercées par les forces du capital sur les
secteurs populaires et le salariat.
5.- Lorsqu’elle arrive à mener une
action débouchant sur l’amélioration significative des conditions matérielles
d’existence des secteurs qui la soutiennent, grâce à une mobilisation populaire
massive, permanente, coordonnée, capable de déployer et de maintenir des
solidarités globales au delà des dynamiques sectorielles, la gauche doit
affronter, dans une seconde étape, de nouvelles tensions avec les anciennes classes
moyennes, mais aussi avec les nouvelles nées de la réussite de sa propre action.
Pour conserver un soutien majoritaire essentiel à sa survie dans le cadre d’un
régime démocratique libéral, la gauche doit alors solutionner une équation aux
données contradictoires. Il s’agit de répondre aux attentes de ces groupes
sociaux en expansion (accès à une consommation diversifiée et croissante, au
crédit, à l’éducation, aux carrières libérales, au travail qualifié, à
l’ascension et la distinction sociales, etc.), tout en approfondissant des
politiques d’égalité sociale visant à favoriser l’inclusion sociale et politique
des secteurs populaires. Ces politiques de soutien nécessitent généralement un
puissant investissement financier public générateur de poussées inflationnistes
qui se renforcent lorsque le niveau de la demande de consommation générale
augmente dans la société. Elles exigent
également le consentement politique et financier (notamment par l’impôt) des
groupes sociaux plus intégrés. Ces exigences sont plus difficiles à maintenir
dans un contexte de dépendance accrue des Etats aux marchés financiers, de contrainte forte pour imposer lesdites
« réformes de structure » et la diminution de la dette publique par
la baisse des budgets sociaux, et d’existence de multiples systèmes
d’optimisation et d’évasion fiscales réservés aux couches aisées et aux acteurs
économiques et financiers.
De la crise « du politique »
1.- Les locataires du pouvoir
d’Etat - ou ses aspirants locataires - sont prisonniers d’un système dans
lequel les principaux pouvoirs et fondés de pouvoirs politiques et économiques
se sont ex-territorialisés et agissent dans des espaces institutionnels,
juridiques et territoriaux multidimensionnels qui s’organisent et se
réorganisent en permanence en fonction de principes qui empruntent plus au
système critique auto-organisé du vol d’étourneaux qu’à celui de la centralisation.
Et ce, tandis que l’action politique et la vie démocratique, ainsi que
l’insertion des individus dans la production et le travail (hormis pour les
hyper-cadres d’entreprises) restent, elles, territorialisées.
Cette
situation réduit mécaniquement le pouvoir d’action des forces politiques dans
l’Etat et, en amont, le périmètre d’intervention de la souveraineté populaire. En
outre, elle aboutit à un affaiblissement de la capacité de l’Etat et des
institutions à fournir une protection aux individus, ce qui aggrave leur crise
de légitimité. Ceci est parfaitement
identifié par les peuples et permet de comprendre pourquoi l’abstention
structurelle aux élections ne cesse d’augmenter. La baisse de la participation
politique correspond en réalité au développement d’un comportement collectif
rationnel dans la société. Les populations prennent acte de l’impuissance de la
politique (des partis en particulier) à assurer le relais de leurs demandes
dans l’Etat et les institutions et mesurent l’affaiblissement des structures
étatiques face au pouvoir financier.
2. - Cette rationalité peut-elle conduire à la constitution d’un mouvement pour un changement politique ? A cette étape, nous nous interrogerons
sur trois phénomènes : la multiplication des mouvements sociaux en dehors
de la sphère du système des partis, l’affaiblissement de « la gauche »
syndicale et politique, l’abstention comme nouveau rapport central à la
politique et le vote comme rapport secondaire et circonstanciel.
2.1- Les mouvements sociaux apparus
en Europe dès 2011 (Indignés), aux Etats-Unis (Occupy), dans le monde arabe (Tunisie, Egypte notamment), en
Turquie ou au Brésil en 2013 ou en Bosnie et dans les Balkans en 2013-2014
s’inscrivent bel et bien dans une dynamique anti-systémique et se multiplient.
Leur contribution doit faire l’objet d’une observation à court et long termes.
Tous mobilisent une part importante des jeunesses diplômées (en concurrence
pour l’accès au travail qualifié disponible) et/ou précarisées (travailleurs de
l’économie des services ou des secteurs d’activité manuelle intégrés par intermittence au processus de
production capitaliste) issues des classes moyennes urbaines déclassées et
désaffiliées ou du « nouveau prolétariat »[10] . Leur action n’est pas
guidée par la formulation ou l’adhésion à une théorie générale de la
transformation sociale et politique. Leur solidarité avec d’autres acteurs des
luttes n’est pas active (classe ouvrière exploitée dans un processus de
production capitaliste auquel elle est intégrée,
mouvements paysans qui luttent pour leur subsistance, etc.). Leur action se
situe dans le champ de la défiance envers le système politique, économique et
social et les élites corrompues. Ces mouvements intègrent des composantes anticapitalistes
formées sur le plan politique, mais elles y sont minoritaires. Ils cristallisent surtout des
populations mobilisées contre les excès du capitalisme et ses formes de développement
actuelles qui les maintiennent aux marges
du système. Cette composante majoritaire est un enjeu de lutte idéologique
permanente entre les forces de gauche et de droite. Elle n’appartient pas à un
camp et ne se définit pas, à priori, par rapport à ces catégories. Ses acteurs
s’impliqueront-ils en faveur d’une société tendant vers l’égalité sociale ou se
mobiliseront-ils pour que le système les intègre individuellement ?
Trouveront-ils les voies d’une articulation solidaire et politique avec les autres
groupes sociaux mobilisés contre ce système économique et politique ? Des réponses à ces questions dépendra largement
l’avenir politique de ces mouvements. Sur le plan des pratiques, ils
privilégient l’assemblée générale permanente et la transversalité des prises de
décision dans le monde physique. Dans la
sphère digitale, ils pratiquent la pollinisation sur les réseaux sociaux. Les
nouvelles formes de biopolitiques devront être étudiées sur le long terme car
si elles renforcent indéniablement la construction et le développement de
réseaux inter-personnels et inter-organisationnels, elles ne forgent pas un
sujet politique et idéologique. De plus, elles excluent de nombreuses couches
de la population (pauvres, exclus, ruraux, séniors) qui n’ont pas accès aux codes et à la
maîtrise d’Internet (barrières linguistiques, culturelles, techniques,
matérielles, etc.).
2.2 - En Europe, la crise du
syndicalisme accompagne la mutation des systèmes productifs qui réduit
mécaniquement le poids de l’industrie, de la classe ouvrière traditionnelle et
du travail non qualifié dans la quantité de travail disponible. Dans la plupart
des pays du Vieux Continent, et malgré une stabilisation de la décrue - voire
une légère augmentation - des salariés
syndiqués dans certains pays de forte tradition industrielle (Belgique, France
ou Allemagne), la dynamique des conflits du travail dans les entreprises
s’affaiblit globalement. Ce constat peut être nuancé par l’existence d’une
multiplication de grèves politiques -
dirigées contre les gouvernements – organisées à l’initiative des syndicats. Ce
mode d’action s’intensifie à mesure que la grève économique (dans le cadre de
l’entreprise) décline[11].
Il convient également de signaler l’existence d’une tendance à l’augmentation
des conflits du travail dans certains pays parmi les plus touchés par les
politiques d’austérité (Belgique, Bulgarie, Chypre, Estonie, Allemagne, Italie,
Portugal, Espagne). Dans le même temps, la mutation des processus productifs a
abouti à une transformation socio-économique qui défie les schémas
d’organisation traditionnels de la classe ouvrière calqués sur l’organisation
fordiste de la société. La crise de ce modèle fordiste de production,
l’internationalisation et la segmentation des chaînes de production, le libre-échange,
la financiarisation de l’économie, l’émergence de l’économie dématérialisée et
des services - cette dernière atomisant les salariés et les gardant à distance
de toute forme de socialisation politique collective - ont
amorcé une déstructuration progressive et irréversible des modes
d’organisation du travail et des modèles de classes. Selon le sociologue
italien Marco Revelli, l’érosion de l’homogénéité sociologique de la classe des
travailleurs et l’augmentation du niveau d’éducation auraient généré
l’apparition de la « politique liquide » - déjà annoncée
par Zygmunt Bauman -
tout à la fois miroir et produit de la
diversification des flux économiques et sociaux dans la sphère politique. Nous
assisterions ainsi à une « liquéfaction du corps électoral »
issue de la fragmentation des « appartenances sociales stables ».
Pour lui, « le parti politique « classique » (…) était
la forme la plus adaptée pour répondre à une demande sociale typiquement
« matérialiste » ( …) d’électeurs mécaniquement agrégés en
groupes relativement homogènes de populations largement définis par leurs rôles
productifs respectifs et caractérisés par un niveau moyen ou faible de
scolarisation. Il s’agissait de la forme propre de la représentation dans la
modernité industrielle ». Désormais, la famille des
travailleurs est multiple et les générations nées dans les années 1970, 1980 et
1990 disposent de caractéristiques sociopolitiques différentes. Les
travailleurs manuels encadrés par les grandes organisations syndicales et
politiques impulsent de moins en moins les dynamiques contestataires. Ce sont les
étudiants, les techniciens, les travailleurs mobilisés dans l’économie des
services, le télétravail, etc. qui forment la pointe des nouveaux mouvements
sociaux. Sur le plan sociologique, ils constituent de nouveaux groupes sociaux
éduqués, insécurisés, urbains et précaires, qui ont accès à des revenus et des
emplois, mais de manière intermittente. Bien que sociologiquement minoritaires,
beaucoup plus fragmentés et hétérogènes que leurs « ainés », « plus
acculturés et jaloux de leur propre indépendance, plus insoumis au rapport
commandement-obéissance », ces secteurs constituent néanmoins
les groupes les plus actifs dans les mobilisations sociales car ils sont les
plus directement associés aux nouvelles formes d’existences matérielles et
culturelles engendrées par la mutation du capitalisme. Toutefois, dans ce
contexte, « leur instruction élevée est corrélée à leur participation à
des formes d’actions politiques non conventionnelles » , à un
rejet des cadres organisationnels et idéologiques des formes politiques
existantes, à la revendication d’une action « apolitique »
– lorsqu’en réalité, leurs slogans et valeurs sont hyper politiques (probité,
respect de la volonté populaire, revendication en faveur des services publics
et des biens communs, limitation du pouvoir de l’argent, demande d’un nouvel
ordre de la société, etc.) –. Il s’agirait, selon Marco Revelli, d’une forme
« sous-politique » de la politique ou de la forme
« politique de la seconde modernité ». Quoi qu’il en
soit, il est acquis que « le contrôle monopolistique de l’espace public
par les partis est terminé ». Comme l’Etat national qu’ils ont
imité dans leur organisation, les partis politiques exerceront désormais une
« souveraineté limitée » dans la société.[12]
3.- Dans
ce contexte général, le rapport à la politique des populations semble s’être
modifié. Les élections ne sont plus un rite mobilisateur et festif qui aiguise
les antagonismes sociaux et électrise le destin commun d’une nation et de ses
citoyens. Une fraction significative de
la population ne considère même plus que le jour de l’élection, son vote vaut
autant que celui de ceux qui ont réellement – ou profitent – du pouvoir. De
plus en plus, seules les classes moyennes et aisées participent à la vie des
institutions. Il s’agit pour elles d’une activité de distinction qui rythme
leur existence sociale et leur permet de faire valoir leurs intérêts dans le
cadre d’une démocratie oligarchique au périmètre restreint. A côté d’électorats
ultra-mobilisés (que l’on trouve à droite et à l’extrême droite), une immense
masse de citoyens - dont les contingents orphelins d’une gauche de gouvernement
sans projet - s’extrait de la vie
publique, parle de moins en moins de politique, et se met aux abris. Elle
réapparait sporadiquement sous forme d’incursions dans la vie publique
lorsqu’il s’agit d’éliminer le pire candidat ou le scénario le plus dangereux
du moment pour ses intérêts directs et immédiats. Elle agit en contre, puis
repart.
En guise de conclusion provisoire,
nous pointerons plusieurs questions ouvertes qui ne peuvent actuellement trouver
de résolution pratique. Néanmoins, elles figurent parmi celles qui structureront
l’avenir de la gauche et des forces de la transformation. De même, nous
indiquerons, toujours sous forme de questions ouvertes, quelques hypothèses de
travail pour (re)construire une force populaire de la transformation :
- Est-il envisageable de transformer
le champ global et, au-delà, le monde, en territoire politique ? Si oui, comment
s’y organiseraient la participation et la responsabilité
démocratiques ?
- Au contraire, se pourrait-il que
pour la première fois de son histoire, l’humanité ne soit pas en mesure de
bâtir un espace politique démocratique généraliste correspondant à celui
qu’elle a accouché dans l’économie ?
- Est-il possible pour les
mouvements sociaux et la gauche d’exister et de combattre en permanence à
l’échelle internationale sans coordination et organisation
permanentes ? Si oui, et en prenant en compte la nature et le
fonctionnement du champ global, de quelle manière ?
- Sur quelles bases politiques et
programmatiques (écologie, récupération de la souveraineté, lutte contre les
inégalités sociales, promotion de la qualité de la vie et critique culturelle
du capitalisme ?) et à partir de quelles alliances sociales (paysannerie
anti-productiviste, salariat stable exploité et intégré au capitalisme
industriel, classes moyennes urbaines fragmentées et plurielles, individus en
cours de désaffiliation économique et sociale ?) une force populaire de la transformation
organisée pourrait-elle émerger ? Comment pourrait-elle connecter ces
groupes sociaux ?
[1] Christophe Ventura, « Hypermondialisation »,
Mémoire des luttes, octobre 2013 (http://www.medelu.org/Hypermondialisation).
[2]Christophe
Ventura, « Le pouvoir, c’est vous ! », Mémoire des luttes,
novembre 2014 (http://www.medelu.org/Le-pouvoir-c-est-vous).
[3] Antonio Gramsci, Lettre 51, Prison de Turi, 13 janvier 1930
(http://prison.eu.org/spip.php?article5472).
[4] Une autre
partie des classes populaires, notamment celle qui votait pour des formations
de gauche, a rejoint le camp de
l’abstention. C’est la plus importante.
Elle pratique la « grève politique ».
[5] Elle conserve des
points d’appuis significatifs dans plusieurs pays de forte tradition
industrielle et d’enracinement du mouvement ouvrier (Allemagne, Belgique, France
notamment).
[6] La culture politique en germe au sein des
mouvements sociaux valorise le “faire” contre le “dire” ou l’ “être de”. Elle
ne s’élabore pas à partir d’une revendication d’appartenance politique et
idéologique identitaire. Elle dénonce le capitalisme
et le pouvoir politique comme les deux faces de la même oppression contre les
individus et la société. Elle privilégie les actions dans la société, « là où
on est », en dehors de l’Etat et la
construction d’espaces politiques et sociaux de contre-pouvoirs autonomes
pouvant confluer périodiquement pour constituer des « vagues » ou des
« marées » citoyennes qui repousseront tel ou tel projet de
domination. Elle valorise également des thématiques qui promeuvent les
autonomies culturelles par rapport aux analyses matérialistes et d’oppression
de classes, etc.
[7] Ce champ est
à la fois économique et institutionnel. Ancré dans les réseaux productifs et
financiers, mais en apesanteur au-dessus des sociétés, il est le produit de
l’accélération des flux de marchandises et de capitaux (dans une moindre mesure
humains) à l’échelle de la planète. Il
vient se surajouter et pénétrer le champ traditionnel des relations
diplomatiques et militaires internationales entre Etats. Il le prolonge et
l’influence et, loin de les annuler, aiguise les concurrences entre intérêts
nationaux dont il forme un nouveau cadre d’expression. Ce champ intègre
également les marchés où sont fixés le cours des matières premières et
agricoles qui s’impose aux Etats, ainsi que les formes embryonnaires de
contestation des firmes multinationales et des logiques de marchandisation
généralisée.
[8] Christophe Ventura, « La doctrine
Tanzi ou les nouvelles formes de l’Etat néolibéral », Mémoire des luttes,
août 2013 (http://www.medelu.org/La-doctrine-Tanzi-ou-les-nouvelles,1505).
Egalement publié dans ContreTemps,
n°18, 2ème trimestre 2013.
[9] Sur ce sujet, lire
Ralph Miliband, L’Etat dans la société
capitaliste. Analyse du système de pouvoir occidental, Editions de
l’université de Bruxelles, Bruxelles, 1973.
[10] Ce concept est
proposé par le politologue brésilen André Singer. Ce dernier a étudié les
mouvements brésiliens de 2013. Lire “Rebellion in Brazil”, New
Left Review, n°85, janvier-février 2014. Sur la question du rôle des
classes moyennes dans les mouvements contestataires et des nouvelles bases
sociales disponibles pour appuyer un projet politique et économique alternatif
au capitalisme néolibéral , lire Göran Therborn, “New Masses ? Social Bases of
Resistance” dans NLR. Ibid et « Les rapports de classe au XXIe siècle », dans ContreTemps,
n° 23, 4e trimestre 2014.
[11] Sur ce sujet,
lire Gregor Gall, « Le formes contemporaines de l’activité gréviste en
Europe occidentale », Savoir/Agir, n°27, mars 2014. Pour l’auteur, « les grèves politiques se définissent par la
concentration de l’action collective protestataire dans l’arène politique
plutôt qu’économique. Le but est de développer une pression politique sur le
gouvernement plutôt que d’infliger des coûts économiques aux employeurs directs
des travailleurs, par contraste avec la grève « économique » dont
l’objectif est d’entraver l’extraction du profit ».
[12]Christophe
Ventura, « Post-fordisme politique ? », Mémoire des luttes,
juillet 2013, (www.medelu.org/Post-fordisme-politique).