vendredi 6 février 2015

Un entretien avec Didier Motchane





"On ne peut pas se contenter de définir la gauche par la seule opposition à la droite"


Entretien avec Didier Motchane (*)


(*Didier Motchane fut en 1965 l’un des fondateurs du CERES, qui rejoignit quelques mois après la SFIO. En 1971 il participa à la fondation du nouveau Parti socialiste, dont il fut un des secrétaires nationaux. Député européen de 1979 à 1989, il quitta le PS en 1993, pour fonder le Mouvement des citoyens... Il fut responsable de diverses revues, Frontière, Repères, Non, Enjeu... Il a publié récemment Voyage imaginaire à travers les idées du siècle (Fayard, 2010), et Les Années Mitterrand (Bruno Leprince, 2011). En 2012, il a appelé à voter pour Jean-Luc Mélenchon, candidat du Front de gauche à l’élection présidentielle.)



ContreTemps : À la lumière de votre longue expérience politique et militante, quel regard jetez-vous aujourd’hui sur la gauche ?

Didier Motchane : Il pourrait sembler que la social-démocratie est dominante en France, mais il ne s’agit là que du discours, d’une rhétorique qui masque la réalité. Celle de l’inexistence de la social-démocratie comme forme de société — qui au demeurant n’a jamais réellement existé dans ce pays, il suffit pour s’en convaincre de regarder les taux de syndicalisation des salariés —, et dont le corpus de convictions a cessé d’exister dans l’esprit de beaucoup de gens, y compris parmi les militants. Précisément parce qu’on s’accroche à une pure rhétorique on est conduit à n’attacher aucune importance aux mots qui sont employés, ce qui provoque le désintérêt pour la politique. C’est pourquoi on peut dire que la gauche a cessé d’exister.



CT : Pourtant François Hollande est le second président de la République socialiste...

DM : Il me semble que François Hollande n’a pas l’intention, et même qu’il la rejette, de forcer les portes du possible. Compte tenu des conditions du moment, je n’en ferai pas un grief majeur à son encontre. En revanche je doute qu’il ait une idée claire du lendemain, sauf à considérer que le plus probable est que celui-ci sera la suite de l’aujourd’hui. Il n’a pas cette vision du surlendemain qui est nécessaire pour avoir une perspective du lendemain. En conséquence de quoi il est à l’aise dans l’air du temps, d’autant qu’il ne saurait imaginer pouvoir changer cette situation qui paraît baignée dans un langage universel social-démocrate.

CT : En ce sens est-il l’héritier de Mitterrand ?

DM : Non. Mitterrand ne disposait pas d’un projet visionnaire, mais il avait une vision précise du lendemain. Beaucoup disent que Hollande est fasciné, rétrospectivement, par Mitterrand en raison du talent politique de ce dernier. En quoi il a raison. Par exemple Mitterrand avait compris que la réunion de la gauche était inéluctable et nécessaire, dans tous les sens du terme, et que celui qui la réaliserait connaîtrait le succès politique. Mitterrand m’a dit un jour, mais il l’a certainement dit à beaucoup d’autres : « Qu’est-ce que vous voulez de moi ? Que je sois révolutionnaire ? Je le serais si cela avait un sens. Regardez la réalité de la France, de l’Europe et du monde ! ». Il était tout à fait sincère. Et force est de reconnaître que c’est là un jugement qu’on peut comprendre, voire peut-être partager.

CT : Quelle était alors l’analyse du CERES ?

DM : Avant le congrès de Valence, à l’automne 1981, le CERES avait expliqué que les conditions du passage au socialisme n’étaient pas réunies. Du coup beaucoup de discours tournaient alors autour du thème de la transition : « rupture ou transition », « rupture dans la transition » etc. C’est ce que nous pensions et ce que nous disions. En fait, ce qu’on appelle le socialisme ne signifiait quelque chose que pour très peu de gens, il n’était pas compris de la majorité. Dans une telle période de transition les socialistes doivent comprendre qu’il faut d’abord changer cet état de fait, faire en sorte que la perspective du socialisme retrouve, ou trouve, un sens dans l’esprit du plus grand nombre, et d’abord ceux qui sont les plus directement concernés, c’est-à-dire les ouvriers. Il y avait alors énormément d’ouvriers, il y en avait même de plus en plus, mais pas de classe ouvrière en ce sens que la conscience de classe n’existait pas.

CT : Que proposait le CERES pour changer cette situation ?

DM : Il proposait le Programme commun de gouvernement, et pour le rendre applicable, opératoire, une opération politique qui était l’Union de la gauche.
L’Union de la gauche s’est faite, alors que nombre de socialistes qui en parlaient à longueur de temps étaient bien résolus à ne pas la faire. Ils étaient convaincus qu’ils se feraient manger par le Parti communiste. Nous leur expliquions que ce serait le contraire, que c’étaient les communistes qui avaient toute raison de craindre l’évolution du rapport de force que produirait l’Union de la gauche.
Cette analyse a été confirmée au-delà de toute prévision. Je considère que le déclin trop rapide du Parti communiste a représenté un sale coup. Quels qu’aient été ses défauts et vices, le Parti communiste représentait un élément indispensable de la gauche rassemblée, son recul brutal a compromis la dynamique d’ensemble de l’Union de la gauche.

CT : Aujourd’hui, quel bilan tirer de cette période ?

DM : Nous avons réussi l’Union de la gauche, et l’application d’une bonne partie du Programme commun entre 1981 et 1983, en particulier les nationalisations... Mais nous avons échoué sur ce qui allait être l’essentiel : dans la politique et dans l’esprit public, la force progressive, le sens même de ce que doit être la gauche, s’est peu à peu exténuée. Jusqu’à cette situation actuelle que j’évoquais où il n’y a plus de gauche, elle s’est volatilisée, vaporisée dans cette ambiance où tout n’est que langage et discours, c’est-à-dire la réalité sociale-libérale. Une réalité faite de résignation, parce qu’on a la conviction que la résignation est le préalable au consentement, à l’adhésion du plus grand nombre à l’acceptation d’une inévitable progression indéfinie du caractère oligarchique du pouvoir et de l’aggravation des inégalités.

CT : Quels furent les débats théoriques qui eurent lieu lors de l’expérience de constitution de l’Union de la gauche ?

DM : Le CERES avait importé en s’efforçant de l’intégrer une vision qui était utilisée à gauche en différence et opposition à nous : l’autogestion. Nous considérions qu’on pouvait l’intégrer à condition de voir que, pour être opératoire, le développement d’une association entre salariés, là où ils travaillent, devait s’articuler à l’action de l’État. Le mouvement d’en bas et le mouvement d’en haut spontanément se heurtent, se pensent comme contradictoires, il faut donc définir quelles articulations peuvent être instaurées. C’est une logique de même type que celle entre minorité et majorité, entre avant-garde et masse, entre le parti et la société... La vie est ainsi faite, une idée naît, elle est d’abord minoritaire, puis elle diffuse et en vient à influencer largement.
Une autre articulation problématique, à travailler, est celle entre internationalisme et nation, entre démocratie et indépendance nationale. Certes, la nation est responsable d’une masse considérable de désastres, d’exactions et de crimes, il suffit de tourner n’importe quelle page de notre histoire pour s’en convaincre. Mais cette réalité, qui doit à ce titre être dénoncée, ne doit pas conduire à nier le fait que la nation est le mode actuel, et certainement pour encore longtemps, qui permet de créer un espace possible de démocratie, c’est-à-dire de permettre à une population de devenir un peuple, à ses membres d’agir en citoyens, d’accéder à la conscience et à la volonté civiques. Donc la nation est un espace dont la construction, et parfois la protection, est indispensable face à l’emprise du capitalisme mondialisé, à l’inéluctable expansion planétaire de l’information, des transports, des échanges.

CT : Et à propos de l’Europe ?

DM : L’européisme a été une idéologie de rechange pour des socialistes devenus des socio-libéraux. Elle leur a permis de faire passer, et d’oublier eux-mêmes, leur renoncement grâce à une nouvelle idole : une Europe qu’au demeurant ils sont incapables de définir.
Cela est venu dans la suite du tournant de 1983 comme produit du renoncement alors opéré. Idéologie dont on voit aujourd’hui, il me semble, que les fleurs se fanent partout, y compris en Allemagne.
La justification était de réduire et abattre le nationalisme en ce qu’il désigne de pire. Mais en dénonçant la nation, pourtant espace civique, d’essence démocratique, face à un capitalisme mondialisé. Aujourd’hui les retours de bâton sont possibles.

CT : Comment voyez-vous les possibilités de faire renaître une vraie gauche ?

DM : Le problème est de savoir comment créer pour notre société les conditions d’une meilleure intelligence d’elle-même, et dans ce mouvement même celles d’un désir, d’une volonté, d’une véritable ferveur pour le changement. Changer c’est chercher à aller à ailleurs, ce qui implique d’imaginer cet ailleurs, c’est-à-dire une perspective sur le lendemain qui ne peut s’éclairer que par une vision du surlendemain. Une utopie au bon sens du terme.
Cela nécessite de définir les voies et moyens de ce qu’on appelle traditionnellement un parti. On peut l’appeler autrement, mais c’est bien cela qu’il faut faire vivre. De quoi naît la conscience et l’exigence d‘une grande cause ? Les premiers mouvements de la souffrance et de l’indignation en sont le terreau dont se nourriront la prise de conscience et la volonté de ce changement que j’évoquais.
Je ne doute pas que cela se fera. Dans deux ans, dans cinq ou dans dix, je l’ignore. Il faut prendre en compte la discordance des temps : dix ans dans la vie d’un individu c’est beaucoup, mais dix ans pour le mouvement collectif, historique, c’est peu. On n’a pas réellement conscience de cette distorsion entre la perception individuelle et celle de la société, qu’il faut pourtant garder à l’esprit.

CT : Vous avez expliqué que la gauche c’est davantage que les partis qui l’incarnent, ou sont perçus comme l’incarnant...

DM : C’est une question importante. Peut-on se contenter de définir la gauche par opposition à la droite, en fonction d’une sorte de géographie politique ? Ma réponse est non. On ne saurait se contenter de cela. Dans une situation donnée appliquer un tel schéma fera vite apparaître des éléments de droite dans la gauche, et inversement. Mieux vaut se référer à quelque chose de plus élémentaire : l’opposition entre parti de l’ordre et parti du mouvement. Est-ce qu’on accepte, par accord ou résignation, le statu quo, ou au contraire veut-on le changement, ce qui suppose la capacité d’imaginer autre chose que l’existant ?
Pour définir en positif la gauche un critère décisif est l’égalité. En effet la véritable épreuve de vérité c’est la République et son exigence d’égalité. L’égalité est l’âme de la République. Elle procède directement de la conscience républicaine, c’est-à-dire le constat que la première vertu civique est de se penser et d’agir comme citoyen, ce qui conduit à la reconnaissance des autres citoyens — en premier lieu ses concitoyens, puis au-delà — comme appartenant à une commune humanité. La démocratie a existé à Athènes, mais limitée à une petite partie de la population. La vraie démocratie est œuvre et mouvement, elle appelle l’égalité et la prise de conscience que c’est par elle et à travers elle que prend réalité ce qu’on appelle les droits de l’homme.

Propos recueillis

par Francis Sitel