"On ne peut pas se contenter de définir la gauche par la seule opposition à la droite"
Entretien avec Didier Motchane (*)
(*Didier Motchane fut en 1965 l’un des fondateurs du
CERES, qui rejoignit quelques mois après la SFIO. En 1971 il participa à la fondation
du nouveau Parti socialiste, dont il fut un des secrétaires nationaux. Député
européen de 1979 à 1989, il quitta le PS en 1993, pour fonder le Mouvement des
citoyens... Il fut responsable de diverses revues, Frontière, Repères,
Non, Enjeu... Il a publié récemment Voyage imaginaire à
travers les idées du siècle (Fayard, 2010), et Les Années Mitterrand
(Bruno Leprince, 2011). En 2012, il a appelé à voter pour Jean-Luc
Mélenchon, candidat du Front de gauche à l’élection présidentielle.)
ContreTemps : À la lumière de votre longue expérience politique et
militante, quel regard jetez-vous aujourd’hui sur la gauche ?
CT : Pourtant François Hollande est le second
président de la République socialiste...
DM : Il me
semble que François Hollande n’a pas l’intention, et même qu’il la rejette, de
forcer les portes du possible. Compte tenu des conditions du moment, je n’en
ferai pas un grief majeur à son encontre. En revanche je doute qu’il ait une
idée claire du lendemain, sauf à considérer que le plus probable est que
celui-ci sera la suite de l’aujourd’hui. Il n’a pas cette vision du
surlendemain qui est nécessaire pour avoir une perspective du lendemain. En
conséquence de quoi il est à l’aise dans l’air du temps, d’autant qu’il ne
saurait imaginer pouvoir changer cette situation qui paraît baignée dans un
langage universel social-démocrate.
CT : En ce
sens est-il l’héritier de Mitterrand ?
DM : Non.
Mitterrand ne disposait pas d’un projet visionnaire, mais il avait une vision
précise du lendemain. Beaucoup disent que Hollande est fasciné,
rétrospectivement, par Mitterrand en raison du talent politique de ce dernier.
En quoi il a raison. Par exemple Mitterrand avait compris que la réunion de la
gauche était inéluctable et nécessaire, dans tous les sens du terme, et que
celui qui la réaliserait connaîtrait le succès politique. Mitterrand m’a dit un
jour, mais il l’a certainement dit à beaucoup d’autres : « Qu’est-ce que vous voulez de
moi ? Que je sois révolutionnaire ? Je le serais si cela avait un
sens. Regardez la réalité de la France, de l’Europe et du monde ! ».
Il était tout à fait sincère. Et force est de reconnaître que c’est là un
jugement qu’on peut comprendre, voire peut-être partager.
CT : Quelle
était alors l’analyse du CERES ?
DM : Avant
le congrès de Valence, à l’automne 1981, le CERES avait expliqué que les
conditions du passage au socialisme n’étaient pas réunies. Du coup beaucoup de
discours tournaient alors autour du thème de la transition :
« rupture ou transition », « rupture dans la transition »
etc. C’est ce que nous pensions et ce que nous disions. En fait, ce qu’on
appelle le socialisme ne signifiait quelque chose que pour très peu de gens, il
n’était pas compris de la majorité. Dans une telle période de transition les
socialistes doivent comprendre qu’il faut d’abord changer cet état de fait, faire
en sorte que la perspective du socialisme retrouve, ou trouve, un sens dans l’esprit
du plus grand nombre, et d’abord ceux qui sont les plus directement concernés,
c’est-à-dire les ouvriers. Il y avait alors énormément d’ouvriers, il y en
avait même de plus en plus, mais pas de classe ouvrière en ce sens que la
conscience de classe n’existait pas.
CT : Que
proposait le CERES pour changer cette situation ?
DM : Il
proposait le Programme commun de gouvernement, et pour le rendre applicable,
opératoire, une opération politique qui était l’Union de la gauche.
L’Union de la gauche s’est faite, alors que nombre de
socialistes qui en parlaient à longueur de temps étaient bien résolus à ne pas
la faire. Ils étaient convaincus qu’ils se feraient manger par le Parti
communiste. Nous leur expliquions que ce serait le contraire, que c’étaient les
communistes qui avaient toute raison de craindre l’évolution du rapport de
force que produirait l’Union de la gauche.
Cette analyse a été confirmée au-delà de toute prévision. Je
considère que le déclin trop rapide du Parti communiste a représenté un sale
coup. Quels qu’aient été ses défauts et vices, le Parti communiste représentait
un élément indispensable de la gauche rassemblée, son recul brutal a compromis
la dynamique d’ensemble de l’Union de la gauche.
CT : Aujourd’hui,
quel bilan tirer de cette période ?
DM : Nous
avons réussi l’Union de la gauche, et l’application d’une bonne partie du
Programme commun entre 1981 et 1983, en particulier les nationalisations...
Mais nous avons échoué sur ce qui allait être l’essentiel : dans la
politique et dans l’esprit public, la force progressive, le sens même de ce que
doit être la gauche, s’est peu à peu exténuée. Jusqu’à cette situation actuelle
que j’évoquais où il n’y a plus de gauche, elle s’est volatilisée, vaporisée
dans cette ambiance où tout n’est que langage et discours, c’est-à-dire la réalité
sociale-libérale. Une réalité faite de résignation, parce qu’on a la conviction
que la résignation est le préalable au consentement, à l’adhésion du plus grand
nombre à l’acceptation d’une inévitable progression indéfinie du caractère
oligarchique du pouvoir et de l’aggravation des inégalités.
CT : Quels
furent les débats théoriques qui eurent lieu lors de l’expérience de
constitution de l’Union de la gauche ?
DM : Le
CERES avait importé en s’efforçant de l’intégrer une vision qui était utilisée
à gauche en différence et opposition à nous : l’autogestion. Nous
considérions qu’on pouvait l’intégrer à condition de voir que, pour être
opératoire, le développement d’une association entre salariés, là où ils
travaillent, devait s’articuler à l’action de l’État. Le mouvement d’en bas et
le mouvement d’en haut spontanément se heurtent, se pensent comme
contradictoires, il faut donc définir quelles articulations peuvent être
instaurées. C’est une logique de même type que celle entre minorité et
majorité, entre avant-garde et masse, entre le parti et la société... La vie
est ainsi faite, une idée naît, elle est d’abord minoritaire, puis elle diffuse
et en vient à influencer largement.
Une autre articulation problématique, à travailler, est
celle entre internationalisme et nation, entre démocratie et indépendance
nationale. Certes, la nation est responsable d’une masse considérable de
désastres, d’exactions et de crimes, il suffit de tourner n’importe quelle page
de notre histoire pour s’en convaincre. Mais cette réalité, qui doit à ce titre
être dénoncée, ne doit pas conduire à nier le fait que la nation est le mode
actuel, et certainement pour encore longtemps, qui permet de créer un espace
possible de démocratie, c’est-à-dire de permettre à une population de devenir
un peuple, à ses membres d’agir en citoyens, d’accéder à la conscience et à la
volonté civiques. Donc la nation est un espace dont la construction, et parfois
la protection, est indispensable face à l’emprise du capitalisme mondialisé, à
l’inéluctable expansion planétaire de l’information, des transports, des
échanges.
CT : Et à
propos de l’Europe ?
DM : L’européisme
a été une idéologie de rechange pour des socialistes devenus des
socio-libéraux. Elle leur a permis de faire passer, et d’oublier eux-mêmes,
leur renoncement grâce à une nouvelle idole : une Europe qu’au demeurant
ils sont incapables de définir.
Cela est venu dans la suite du tournant de 1983 comme
produit du renoncement alors opéré. Idéologie dont on voit aujourd’hui, il me
semble, que les fleurs se fanent partout, y compris en Allemagne.
La justification était de réduire et abattre le nationalisme
en ce qu’il désigne de pire. Mais en dénonçant la nation, pourtant espace
civique, d’essence démocratique, face à un capitalisme mondialisé. Aujourd’hui
les retours de bâton sont possibles.
CT : Comment
voyez-vous les possibilités de faire renaître une vraie gauche ?
DM : Le
problème est de savoir comment créer pour notre société les conditions d’une
meilleure intelligence d’elle-même, et dans ce mouvement même celles d’un
désir, d’une volonté, d’une véritable ferveur pour le changement. Changer c’est
chercher à aller à ailleurs, ce qui implique d’imaginer cet ailleurs, c’est-à-dire
une perspective sur le lendemain qui ne peut s’éclairer que par une vision du
surlendemain. Une utopie au bon sens du terme.
Cela nécessite de définir les voies et moyens de ce qu’on
appelle traditionnellement un parti. On peut l’appeler autrement, mais c’est
bien cela qu’il faut faire vivre. De quoi naît la conscience et l’exigence d‘une
grande cause ? Les premiers mouvements de la souffrance et de l’indignation
en sont le terreau dont se nourriront la prise de conscience et la volonté de
ce changement que j’évoquais.
Je ne doute pas que cela se fera. Dans deux ans, dans cinq ou dans dix, je l’ignore. Il faut prendre en compte la discordance des temps : dix ans dans la vie d’un individu c’est beaucoup, mais dix ans pour le mouvement collectif, historique, c’est peu. On n’a pas réellement conscience de cette distorsion entre la perception individuelle et celle de la société, qu’il faut pourtant garder à l’esprit.
Je ne doute pas que cela se fera. Dans deux ans, dans cinq ou dans dix, je l’ignore. Il faut prendre en compte la discordance des temps : dix ans dans la vie d’un individu c’est beaucoup, mais dix ans pour le mouvement collectif, historique, c’est peu. On n’a pas réellement conscience de cette distorsion entre la perception individuelle et celle de la société, qu’il faut pourtant garder à l’esprit.
CT : Vous
avez expliqué que la gauche c’est davantage que les partis qui l’incarnent, ou
sont perçus comme l’incarnant...
DM : C’est
une question importante. Peut-on se contenter de définir la gauche par
opposition à la droite, en fonction d’une sorte de géographie politique ?
Ma réponse est non. On ne saurait se contenter de cela. Dans une situation
donnée appliquer un tel schéma fera vite apparaître des éléments de droite dans
la gauche, et inversement. Mieux vaut se référer à quelque chose de plus
élémentaire : l’opposition entre parti de l’ordre et parti du mouvement.
Est-ce qu’on accepte, par accord ou résignation, le statu quo, ou au contraire
veut-on le changement, ce qui suppose la capacité d’imaginer autre chose que l’existant ?
Pour définir en positif la gauche un critère décisif est l’égalité.
En effet la véritable épreuve de vérité c’est la République et son exigence d’égalité.
L’égalité est l’âme de la République. Elle procède directement de la conscience
républicaine, c’est-à-dire le constat que la première vertu civique est de se
penser et d’agir comme citoyen, ce qui conduit à la reconnaissance des autres
citoyens — en premier lieu ses concitoyens, puis au-delà — comme appartenant à
une commune humanité. La démocratie a existé à Athènes, mais limitée à une
petite partie de la population. La vraie démocratie est œuvre et mouvement,
elle appelle l’égalité et la prise de conscience que c’est par elle et à
travers elle que prend réalité ce qu’on appelle les droits de l’homme.
Propos recueillis
par Francis Sitel