lundi 2 février 2015

Une note de lecture de Roger Martelli sur Jacques Julliard






Sur Jacques Julliard, Les gauches françaises - 1762-2012, histoire, politique et imaginaire, Flammarion, 2012

Roger Martelli (*)


(*Roger Martelli est historien, auteur de nombreux ouvrages sur l'histoire du Parti communiste français et plus généralement du communisme, dont L'Empreinte communiste. PCF et société française 1920-2010 (Editions sociales, 2010). Il est co-directeur de la revue Regards.)



On sait depuis longtemps que la gauche et la droite se déclinent au pluriel. René Rémond a livré naguère sa vision tripartite des droites en France[1]. Il y a quelques années, Jean-Jacques Becker et Gilles Candar ont présenté une synthèse collective sur l’histoire des gauches[2]. Jacques Julliard se lance à son tour dans l’arène en analysant Les Gauches françaises[3].


La gauche au pluriel

La personnalité de l’auteur ne peut laisser indifférent. Ce spécialiste du « syndicalisme d’action directe » (ou « syndicalisme révolutionnaire ») est devenu, comme Pierre Rosanvallon, un chantre du « recentrage » du syndicalisme et du socialisme français. En 1988, les deux hommes font quelque bruit en publiant, avec François Furet, un ouvrage sur La République du centre où ils annoncent « la fin de l’exception française ». L’un et l’autre, en 2012, ont pris de la distance avec leur propos de naguère. Ils ont dû constater que, sur quatre décennies, le long reflux de l’État providence s’est accompagné du regain significatif de l’inégalité. Or, affirment-ils l’un et l’autre, l’axe distinctif de la gauche est celui de l’égalité. À partir de là, Rosanvallon (La Société des égaux, 2012) appelle la gauche à redéfinir les contours et les moteurs de son combat pour l’égalité ; quant à Julliard, il plaide ici ouvertement pour « une social-démocratie de troisième génération ». Il en profite pour mettre à jour sa vision historienne de la gauche. Michel Rocard théorisa naguère le clivage des « deux gauches », la première jacobine et étatiste, la seconde autogestionnaire et décentralisatrice. Certains des héritiers de la LCR aiment parler aujourd’hui, eux aussi, des « deux gauches » qui opposent, bloc à bloc, les tenants de la rupture et ceux de l’adaptation. Julliard ne récuse pas absolument les deux principes de classement, mais il choisit une distribution plus complexe, non pas binaire, mais quaternaire.

Dans l’espace politique, nous dit Jacques Julliard, il y a des partis, des cultures et des familles. Les cultures bougent, mais s’inscrivent dans un temps long ; les partis sont plus sensibles à la conjoncture ; les familles sont à l’interface des deux, groupes « sans consistance matérielle, manifestant la permanence d’une idée, voire d’une philosophie politique ». En tout, il y aurait huit familles politiques en France, quatre à droite (orléanisme, démocratie chrétienne, bonapartisme et ultracisme) et quatre à gauche (libéralisme, jacobinisme, collectivisme et libertarisme). Le point commun des quatre familles de gauche est l’attention à l’égalité ; ce qui les distingue est la manière d’en concevoir le champ et les ressorts. Pour la gauche libérale (la lignée d’Adam Smith et de Benjamin Constant), l’égalité juridique, base de l’égalité des chances, sanctionne la liberté absolue, pour chaque individu, d’agir dans un cadre privé de promotion de l’élite ; c’est au marché et non à l’État de parvenir à l’équilibre, et donc à une certaine égalisation, par le jeu de la concurrence. Pour la gauche jacobine (de filiation plus ou moins rousseauiste), la construction de l’égalité suppose que les individus acceptent l’autorité redistributive d’un État démiurge, volontaire, centralisé et garant de l’intérêt général. Pour le collectivisme, l’individualisme fait à ce point corps avec le marché que le désir d’égalité oblige à sortir de leur matrice (rôle de l’utopie ou de l’idéologie), en s’appuyant sur une communauté propulsive (la classe) et en usant des médiations de l’organisation (le club, le parti). Quant au libertarisme, qui démarre avec Proudhon et s’épanouit avec le syndicalisme d’action directe, il récuse tout ce qui, au nom d’une communauté à prétention universelle, reproduit l’hétéronomie aliénante (la dissolution de chacun dans la religion, la nation ou le parti) et contredit l’autonomie émancipatrice des individus sans Dieu ni maître.

Qu’est-ce donc qui distingue les quatre familles de la gauche ? La manière dont elles se situent par rapport à l’individu, à l’État ou à la société, tantôt en privilégiant l’un ou l’autre des termes, tantôt en les récusant, tantôt en les combinant. Tout cela s’inscrit dans un cheminement historique (des « moments ») et au travers d’individualités, qui se confrontent et qui servent durablement de références. Convenons que le résultat de cette méthode ne manque ni de force ni d’originalité. Nul besoin de bouder son plaisir ; mais ledit plaisir n’exclut pas la critique, fût-elle radicale. Ce n’est pas le parti pris idéologico-politique qui sera ici discuté : il est, chez Julliard, un moteur puissant de l’inventivité. Mais le projet global recèle une faille fondamentale qui, en fait, ne renvoie pas au seul propos de Julliard. On la repère dans la plupart des études qui, pour dépasser le simplisme du singulier (« la » droite ou « la » gauche), valorisent la polyphonie « des » droites et « des » gauches.

Classer ne suffit pas

En règle générale, l’affirmation de la pluralité s’accompagne de l’énoncé d’une typologie et, à cet exercice, celle de Jacques Julliard en vaut largement une autre. Mais si la délimitation de types est toujours utile pour décrire les faits sociaux en les classant, elle ne rend guère compte de leur dynamique. Or, le champ politique n’est ni une juxtaposition de pratiques ni un empilement de structures. Il est un jeu de forces en interaction, dont le heurt se cristallise en regroupements d’acteurs, en dispositifs mentaux plus ou moins malléables et en structures d’action plus ou moins institutionnalisées. De même qu’il n’y a pas de classes sociales séparées n’entrant en lutte qu’après avoir été constituées, de même que le principe de lutte définit en même temps le contour des classes et le ressort de leur affrontement, de même aucun acteur politique ne se construit en dehors des conflits qui le raccordent ou qui l’opposent à tous les autres. Toute pensée du champ politique ou d’une de ses parties doit mettre en évidence, en premier lieu, la logique de distribution des rôles et des actes. Ce n’est qu’a posteriori que se révèlent les structures qui en résultent, éventuellement sous forme de typologies. Le mouvement, plutôt que le classement…

C’est là que le bât blesse. Il faut attendre le dernier quart de ce gros livre, après avoir parcouru la chronologie de 1762 jusqu’à 1939, après avoir disséqué le système culturel des « quatre gauches », pour trouver une allusion à un principe de répartition des attitudes, que l’auteur désigne comme l’axe de « l’extrémisme » et de la « modération ». Il l’évoque dans un passage consacré au « système parlementaire et gouvernemental ». Le propos mérite que l’on s’y arrête un instant. Au fond, Julliard suggère que, tant que l’on en reste au terrain des valeurs, des symboles et des mots, la répartition des grands systèmes d’attitude peut se faire autour des grands opérateurs de l’individu, de l’État ou de la société. Mais dès que l’on passe du registre de l’idée à celui du pouvoir, tout se recompose, autour de la démarcation qui sépare le souhaitable et le possible, le réel et l’utopie. L’extrémisme tend vers le souhaitable, la modération se porte vers le possible… En filigrane, tout est dit dès le départ : comment peut-on gouverner autrement qu’au centre ? Et si la visée par excellence du parti est l’exercice du pouvoir, comment aspirer à être un parti politique majoritairement accepté, sans être du côté de la « modération » ?

Évidemment, si l’art de gouverner est le stade suprême de la politique, il n’est pas absurde de penser que son exercice s’inscrit dans le strict respect de ce que le « sens commun » définit comme possible. Mais le gouvernement n’est pas une science, soumis à l’inéluctabilité de ce qui doit être. À son aune, le possible n’est rien d’autre qu’une construction, le terme d’une longue suite de bifurcations. Chacun sait que les quarante heures hebdomadaires ou les congés payés, impossibles en mars 1936, sont brutalement devenus possibles en juin. Dès l’instant où le gouvernement apparaît, tout compte fait, comme la résultante d’évolutions qui excèdent son champ, les moteurs de la politique se déplacent, pour s’éloigner de lui. Le fondamental glisse vers les fractures du temps, vers les translations imprévues qui mènent de l’indicible au dicible, de l’illégitime au légitime, du formellement impensable au communément admis. Alors l’élément perturbant, celui qui était le subalterne d’hier, devient éventuellement l’essentiel d’aujourd’hui. On peut donc faire l’hypothèse que c’est le rapport au possible et à l’impossible qui fonctionne comme le facteur le plus pertinent de distinction des comportements politiques. Auquel cas, « l’extrémisme » et la « modération », relégués en fin de parcours, pourraient retrouver une place ordonnatrice, dès le début de l’analyse. Mais à condition de renoncer à leur champ sémantique – celui du « trop » et du « juste assez » – pour dire d’une autre manière ce qu’ils peuvent avoir de force propulsive.

Le pôle, plutôt que la catégorie

Prenons le problème autrement. Renonçons, au moins au départ, à la logique classificatoire. Ne nous demandons pas combien il y a de gauches, mais ce qui produit, tout à la fois, leur unité relative et leur hétérogénéité. À la métaphore des cases dans lesquelles sont sagement rangées les « familles », substituons celle des pôles magnétiques. Le pôle agrège des particules et, dans un champ de forces, ce qui compte est la capacité d’attraction de chacun des pôles. À partir du moment où la Révolution installe le politique comme un espace distinct de conflits, elle inscrit une logique de polarité dans l’ordre des comportements et des représentations. La gauche, ancrée dans l’idée, non du progrès en général, mais de la perfectibilité de l’espèce humaine, considère que l’égalité entre les hommes est le seul fondement légitime du lien social ; la droite, convaincue du contraire (homo hominis lupus) fait de l’ordre et de l’autorité le socle intangible de toute société.

Mais, en même temps que la Révolution installe la polarité centrale, elle installe une autre polarité à l’intérieur de chaque camp. À droite, elle ouvre un distinguo entre ceux qui se demandent s’il faut introduire de l’ordre dans l’espace nouveau ouvert par la Déclaration des droits et ceux qui estiment que l’ordre ne peut s’obtenir pleinement, s’il ne dérive pas de l’inégalité juridique des corps et de l’autorité de droit divin.

À gauche, c’est une autre polarité qui se dessine dès 1789 et qui s’approfondit en se transformant dans les décennies suivantes. Dès le départ, tout dépend de la manière dont on conçoit le champ de l’égalité : doit-elle rester celle du droit ou devenir celle des conditions ? La majorité des Constituants (le noyau du futur libéralisme) penche pour la première hypothèse ; les sociétés populaires (bases de la sans-culotterie) penchent plutôt pour la seconde option. Plus tard, une fois acquis que la Révolution va « s’arrêter là où elle a commencé » (Bonaparte), la question se déplace substantiellement. La société nouvelle étant désormais indépassable, faut-il s’inscrire dans ses mécanismes (le jeu du marché et de l’État) pour en corriger les traits les plus négatifs ? En sens inverse, la société nouvelle (« capitaliste », dira-t-on au XIXe siècle) étant par nature inégalitaire, ne faut-il pas, pour qui veut l’égalité des conditions, en envisager la transformation radicale, jusqu’à sa disparition s’il le faut ? Le souhaitable est-il impossible ? L’impossible l’est-il à tout jamais ? S’accommoder ou subvertir ? Le rapport global à l’ordre social dominant devient le pivot d’organisation du champ politique de la gauche.

Les formes concrètes de la tension ont changé (Feuillants et Montagnards, Girondins et Jacobins, opportunistes et radicaux, radicaux et socialistes, socialistes et communistes…). La polarité, elle, a persisté. Les éléments distinctifs se sont déplacés, souveraineté, nation, droit de suffrage, laïcité, droit social, réforme et révolution, mais le principe de distinction est demeuré intact. À chaque moment historique, se joue la force propulsive de chaque pôle, adaptation au « système » ou rupture avec lui. De façon volontiers pendulaire, sur des cycles de quelques années, douze ou quinze ans, l’esprit d’adaptation domine, ou celui de rupture. Mais c’est bien dans une polarité duale, à droite comme à gauche, que se répartissent les idéologies (mouvantes), les pratiques (évolutives) et les organisations (éphémères). La polarité de la droite et de la gauche fonde l’unité de la gauche (le principe égalité ou plutôt le principe « égaliberté »). La polarité interne à la gauche construit sa diversité, qui ne se résume ni dans l’existence de « deux gauches » ni dans celle de « quatre familles ».

Ta panta reï, tout coule, disaient les philosophes grecs avec Héraclite. L’avantage de la métaphore des pôles est qu’elle exclut toute continuité simple. Le jeu des contraires se noue à travers une fluidité constante de ses formes, ce qui décourage toute vision statique de catégories fermées ou de « camps » intangibles. Aucune muraille de Chine ne sépare les gauches, quand bien même elles s’opposent vivement. Chaque stabilisation relative d’un pôle ou d’un sous-pôle est à terme remise en cause par de nouvelles différenciations, au fur et à mesure que le système global se transforme. Il n’en reste pas moins que les polarités essentielles se reproduisent, suffisamment pour demeurer des principes actifs de distinction et de classement des courants dans la longue durée.

Au XXe siècle, la polarité fondamentale à gauche s’est fixée principalement – mais non exclusivement – sur la concurrence du communisme et du socialisme, l’un adossé au modèle social du soviétisme, l’autre à celui de l’État-providence. Il en est résulté l’intégration du socialisme dans les dispositifs institutionnels (1936-1959 et 1981-2012), l’expansion puis l’essoufflement du communisme de filiation bolchevique-stalinienne, la marginalisation des extrêmes gauches dans la diversité de leurs ancrages. Au total, les années 1970-1990 ont porté tout à la fois l’échec de l’État-providence et la disparition du soviétisme. Du strict point de vue formel, il y a un équivalent entre la crise de la vieille social-démocratie et celle de la souche bolchevique ; partant, on peut considérer qu’il y a un double épuisement d’une variante de la réforme sociale-démocrate et d’une forme historique de la révolution. Ce n’est pas pour autant que l’on peut conclure qu’il y a obsolescence du dilemme de la « réforme » et de la « révolution ». S’il y a obsolescence, peut-être la verra-t-on dans la tentation essentialiste du singulier : toute réforme n’est pas « la » réforme et toute rupture n’est pas « la » révolution.

Continuer, transformer

Que dire en perspective ? Déduira-t-on, de ce que la crise actuelle est « systémique », qu’il n’y a plus place pour une logique sociale-démocrate à proprement parler, que tout part pris adaptateur tourne irrémédiablement au social-libéralisme, voire au démocratisme à l’américaine ? Les raisons économiques de le penser sont, ma foi, assez solides. Elles oublient toutefois que le « système » n’est pas du seul ordre de « l’économie » et que des évolutions dans les autres « sphères » du sociétal, du politique ou de l’informationnel peuvent très bien, avec le temps, dégager des plages nouvelles d’exploitation et de mise en valeur, et donc délimiter un espace de reproduction pour un capitalisme « nouveau ». Auquel cas, rien ne dit qu’est stricto sensu inimaginable une variante nouvelle de la social-démocratie, qui garderait les ambitions régulatrices et modernisatrices de ses prédécesseurs. Tout bien considéré, l’énoncé de l’impossibilité théorique d’une nouvelle donne sociale-démocrate n’est que l’autre face d’un acte de foi, celui qui déduit, de la radicalité de la crise actuelle, l’inéluctabilité d’une phase de radicalisation antisystème. L’acte de foi s’accompagnerait alors d’un nouveau rêve, celui pour qui l’essoufflement d’une forme ancienne de social-démocratie ne ferait que  préparer la disparition de la polarité interne à la gauche. Peut-être n’est-ce là rien d’autre qu’une manière nouvelle de vaticiner sur la « fin de l’Histoire »… Au mieux, on peut imaginer ou même souhaiter que la force dominante d’attraction repasse d’un pôle à l’autre ; il n’est ni utile ni souhaitable d’envisager la disparition d’un pôle, quand bien même il s’agirait de celui que l’on récuse. Disons-le plus prosaïquement : pour être majoritaire face à la droite, la gauche a besoin à la fois de son flanc gauche et de son flanc droit ; mais pour que cette majorité permette de changer, mieux vaut que ce soit sa part la plus à gauche qui donne le ton.

Considérons donc, comme le plus vraisemblable, que la polarité de l’accommodement et de l’alternative restera longtemps le principe majeur de distribution des cultures, des pratiques, des courants et des organisations à gauche. À partir de là, la question la plus stratégique n’est pas de savoir où classer les individus, les courants ou les organisations, de pouvoir dire à quelle gauche appartient tel ou tel. En revanche, il est pertinent de se demander à quelle condition le pôle que l’on choisit peut devenir ou redevenir suffisamment attractif pour amener vers lui les « particules » qui, jusqu’alors, échappaient à son pouvoir d’agrégation. Du côté du pôle de la « rupture-dépassement », il paraît peu probable que ce pouvoir d’entraînement puisse se retrouver à partir de références qui ont été, peu ou prou, surdéterminées par les modèles insurrectionnels et étatistes des XIXe et XXe siècles. Les héritiers de la « révolution » savent, après un XXe siècle décapant, qu’il convient impérativement de se sortir du dilemme ancien, qui consistait à penser que tout se résolvait en pratique par la translation de la régulation globale par le marché à la régulation globale par l’État. Ils ont pu faire l’expérience de ce que le passage du privatif à l’étatique ne suffisait pas à fonder la légitimité durable du public, que la négation du marché ne débouchait pas inéluctablement sur du développement humain, durable et partagé, que le contraire de l’individualisme n’était pas le collectivisme, que l’antithèse de l’inégalité n’était pas l’uniformité, que l’unique n’était pas le commun, que la mise à la norme n’était pas la condition initiale de l’autonomie des personnes, que la libération collectivement octroyée n’était pas l’émancipation individuelle à conquérir et à construire, que la bonne délégation n’était pas la vraie démocratie, que le grand saut n’était pas la grande rupture. Les passionnés d’alternative ne peuvent pas se dissimuler que les alternatives des XIXe et XXe siècles ne se sont pas imposées, que l’utopie s’est étiolée, que la coopération des débuts s’est enlisée, que le scientisme a sombré, que l’étatisme a failli, que le soviétisme s’est effondré, que le tiers-mondisme a renoncé, que la logique partidaire est en panne, que le « mouvementisme » balbutie, que le contre-pouvoir laisse la dominante au pouvoir, que la multitude est loin d’avoir les vertus entraînantes du peuple. Et pourtant, plus que jamais, l’incertitude du monde et les blocages d’un « système » donnent à l’esprit de révolution et d’alternative une légitimité sans précédent. Contrairement à ce que continue de suggérer Jacques Julliard, le « réalisme » n’est plus aujourd’hui du côté de l’accommodement, ou de la « modération ».

Mais s’il s’agit aujourd’hui de penser un processus continu de ruptures capable de provoquer la translation complète d’un modèle social à un autre, d’une régulation marchande ou administrative à une auto-administration, alors ni les souvenirs du jacobinisme, ni ceux du collectivisme, ni ceux du libertarisme ne suffisent, séparément, à fonder un projet de post-capitalisme. Il n’y a pas de totem unificateur… Auquel cas, la perspective de la « révolution » ne se trouve pas dans la redistribution des influences d’hier, mais dans la recomposition des familles que l’histoire a portées plutôt du côté de la rupture, et que le XXe siècle a séparées davantage qu’il ne les a rassemblées. Rien n’interdit, dans la lancée, d’envisager que la recomposition puisse aller jusqu’à un authentique métissage où, à l’arrivée, les cultures primitives précipitent dans un seul ensemble. L’horizon d’un tel métissage ne serait toutefois utile qu’à trois conditions. La première, la plus évidente, est qu’un métissage ne se décrète pas : au mieux, il se prépare par la proximité, l’expérimentation et le partage. La seconde condition est que chaque tradition d’alternative, ancienne ou récente, accepte d’assumer en même temps une certaine continuité et une radicale transformation. La troisième, enfin, suppose que les transformations conduites s’attachent, de façon persévérante, à dépasser des clivages d’hier (République, laïcité, fédéralisme, individu…), sans pour autant déboucher sur une morne et dissolvante uniformité.


[1]           La première édition, publiée en 195, s’intitule La Droite en France de 1815 à nos jours (Aubier-Montaigne). En 1982, la quatrième édition troque le singulier pour le pluriel, Les Droites en France.
[2]           Histoire des gauches en France, La Découverte, 2005.
[3]           Les gauches françaises. 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire, Flammarion, 2012.